New-Yorkologie 2 : Poétique du manque

New-Yorkologie 2 : Poétique du manque

De quoi parle l’amour, si ce n’est du tissage de « Je » qui s’enveloppe dans les plis et replis lorsqu’il énonce « Je t’aime » ?

À « Je t’aime » l’impossible est convoqué. Impossibilité pour « Tu » auquel est adressé « je t’aime » d’y faire réponse, où alors, de tenir celle-ci ; « moi non plus » comme seule évasion.  Inscription en négatif qui marque, si besoin était, comment « Je t’aime » n’est jamais à destination d’un petit autre, et sur ce point dépasse l’illusion que constitue l’amour dans son versant narcissique, même s’il n’en est peut-être « pas plus » lorsqu’il s’indique – au travers de « non plus ». Dès lors, le surgissement de « Tu » au centre  de l’autre ouvre une double détermination.

« Tu », n’en veux pas plus, peut s’entendre comme l’instant de sidération – c’est-à-dire le temps de l’étonnement, propre à l’élection en place d’objet d’amour  à laquelle cet autre, « Je » vient de le «si tu es ».

De même « Moi non plus » sera effet d’une dé-sidération que « Tu » opère pour se dégager de la puissance tyrannique devant ce qui pourrait bien être, soit de la séduction, soit une menace de castration. Deux pôles qui expriment la mise en tension toujours nécessaire pour l’affirmation d’un trajet du désir, comme s’il n’y avait de reconnaissance du désir que dans les parages de la négation.

Le désir entendu comme mouvement, au sens même de ce qui tient l’unité de l’appareil psychique, « Moi non plus » est la découverte certes du désir en tant que motion, mais aussi d’un frayage entre séduction et tyrannie pour « Je » à l’endroit de la dé-sidération de « Tu ».

Du désir de l’autre au désir de l’Autre, l’amour se profile dans la puissance de l’affirmation que constitue la négation qu’offre ce « Moi non plus ».  L’affirmation de la négation comme effet du discours inscrit dans les plis de la vague désirante les contours d’une adresse.

Alors comme un écart, comme une dissymétrie, « Moi non plus » est l’énoncé qui fait droit à avoir été entendu dans son désir, et dans le même temps à la butée à laquelle « Je » se trouve confronté lorsqu’il adresse « Je t’aime » comme son indépassable inscription dans l’ordre langagier.

C’est dans les modalités de la limite pointée par l’énonciation de « Je t’aime » que s’élabore la nature de l’illimité, lorsque l’invocation à « Tu » affirme par sa négation sa propre existence. Ce en quoi, la question de l’amour est avant tout question d’adresse, d’un pouvoir s’adresser, d’inventer le tressage d’une possible existence à un Autre. Ce qui souligne aisément que l’enjeu de l’amour est affaire de mot, de pouvoir dire, avec comme corollaire l’espoir d’être entendu. Preuve s’il en était que l’amour est toujours élaboration de deux inconscients. N’est-ce pas ce que l’amant attend ? Etre entendu, pouvoir  parler ?

Toujours entendu comme une tentative à la forme asymptotique, « Je », au lieu de son énonciation s’éprouve dans l’ouverture ultime, dans le déploiement et l’accès au bord de sa structure, à ce qui fait l’étoffe de sa finitude. Passage de la limite du possible au point extrême de l’impossible un saut est effectué dont le sens est en toile de fond l’articulation d’un autre à l’Autre. Peut-être est-ce là, reconnaître à « Tu », son existence – au cœur de la négation, que « Tu » ne puisse « jamais être une chose, ma chose ». Alors « Tu » ne peut qu’être toujours manquant…

Tel le négatif d’une photographie, « Tu me manques » produit l’inouï, l’inespéré, consubstantiel au surgissement de ce qui n’a jamais été entendu par ce « Je » qui énonce « Je t’aime ».

Redessinant une positivité au manque, « Tu », s’élabore comme cet autre dont l’élection engage une conversion au profit d’un Autre, mouvement qui permet au Sujet de capter à cette occasion un sens inédit à la détresse.

« Tu me manques »  est indice, témoignage, ce en quoi l’absence laisse la possibilité que de  l’Autre se manifeste. Si ce dernier s’origine d’un point de vue logique de l’absence, et ce, au moins pour faire droit au fait que l’adresse n’est pas superposable avec l’autre, de cet Autre il n’en demeure pas moins vrai non plus que l’absence ne saurait être assimilée à un simple vide, mais relève d’une pure présence. Absence qui fait présence.

« Tu me manques » est l’expression des coordonnées d’une inflexion  pour un autre rapport au manque, à savoir,  l’inconnu d’une présence qui ne se réduit pas à l’absence de cet autre.

N’est-ce pas de cette position que le sujet est le plus éloigné, lorsqu’il  éprouve comme une cruauté, l’angoisse qui le traverse, dans le temps de la collusion entre le manque et l’objet absent ?   Cette vaine tentative de suture du manque se double d’une disparition de l’Autre, du moins d’un maintien, comme enfermement dans les replis de l’imaginaire. Triomphe de l’angoisse ; Pourquoi ne fait-elle pas écho à ce que « Je » lui demande ? A « Je t’aime », pourquoi n’a-t-elle pas répondu « Je t’aime » ?

Suspendu, figé, le futur se trouve comme hypothéqué dans l’ouverture des possibles, l’attente se mêle à l’angoisse. Or la ligne que déplace l’Autre  comme présence d’une absence est celle d’une ouverture à l’inconnu. C’est de cette présence que l’Autre invoqué par « Tu me manques » soutient de son éclairage cette présence de  l’inconnu.

Il semble presque aller de soi qu’à cette présence de l’inconnu, pour peu qu’elle puisse se dégager de l’angoisse – qui a pour objet l’absence, peut instruire la réalité des signes de l’amour, comme le seul  repérage dans ces contrées encore inexplorées.

Encore est-il souhaitable que les signes d’amour ne soient pas pris pour l’amour. M’est-il possible d’entendre  le « Je t’aime » – que « Tu » (Elle) peut m’adresser,  autrement que comme « moi non plus », au risque de faire de ce « Je t’aime » (elle m’aime) un « elle-même » ?  À défaut, si tel était le cas, ils pourraient demeurer comme les points nodaux par où circule la bipolarisation de la vie amoureuse. Une tentative infinie qui se déroule dans « tu me manques » afin « qu’elle m’aime » ne soit jamais un « elle-même ».

À savoir, que si l’une des faces de la réalité de la vie amoureuse fait droit à ces petits riens dont le sujet s’investi, l’autre face n’en est pas moins un supplément de présence.

« Tu me manques » est pure bifocalisation. Présence supplémentaire mais infinitésimale presque quantifiable dont l’égale n’a de correspondance qualifiable que le rien infini sur lequel il s’ouvre.

Paradoxalement ce parallélisme des plans, celui du rien et  de la présence se trouve être dans une possibilité d’inventer la nature de cette correspondance inédite.  Circulation entre ces deux registres comme envers de l’ouverture  à « Je t’aime … moi non plus ». Dès lors, la question qui se pose peut prendre la tonalité du rapport que le sujet entretient au monde – Comment suis-je au monde ?, Elle repose tout entière sur la fondation et la réappropriation de l’actuel : comment habiter le manque, comment vivre ce manque ?

Peut-être est-ce là le fond auquel l’expérience amoureuse ne cesse de nous inviter. Toutefois si la substance de cette correspondance entre les plans n’est pas sans évoquer  la dimension épistolaire amoureuse, alors précisément parce qu’il ne s’agit pas de cela, au risque d’être dans la perte du manque, il est possible de penser qu’habiter le manque est assimilé à écrire ce lieu. Voie(x) ouverte à l’un des sens de l’affirmation de Lacan, que ça ne cesse pas de s’écrire. Écrire le lieu, établir une topographie, les contours, les limites, reviendrait en ce cas à faire de l’écriture la création d’un passage  par lequel  la substantialité, un donner corps, de ce lieu pourrait se confondre avec le manque  tout en restant arrimé au  maintien de ce supplément de présence que constitue le rien.

Il nous faut faire l’hypothèse que l’écriture poétique est cette tentative et en particulier, lorsque Heidegger voit dans la poésie d’Hölderlin la possible réalisation d’un tel projet.  Il s’agit de penser l’expérience, celle de passer de notre conception habituelle d’une représentation à une épreuve inhabituelle. Cette transformation est ce qui revient à l’écriture poétique. Elle se soutient du saut d’un Dict qui – dans un au-delà de la démonstration, donne corps à une pensée de la monstration.  D’ailleurs, l’amant n’est-il pas dans l’attente que quelque chose se montre ?  Variation autour de la question de l’exigence des preuves de l’amour, n’est-ce pas parce que le rien comme vide est pointé qu’une démonstration est exigible, parce qu’elle ne démontrera précisément (le) rien ?

Or, c’est de la monstration dont la parole poétique procède. Elle inscrit avec des mots un au-delà des mots, et par retour, laisse à penser ce que l’amour dévoile.

Ainsi à la surprise inhérente au surgissement d’un « Je ne savais pas que je l’aimais » ne peut faire écho que les modalités de comment « Je » est regardé, comment il est parlé, comment il est « corpoïsé » c’est à dire, comment à l’adresse de « Tu », le sujet  est au lieu des objets causes de son désir. Soutenir l’énonciation  « Tu me manques » c’est transformer, au sens de transposer dans la dimension poétique, comme seule issue, ce qui est l’objet de mon manque en lieu et place de ce que Lacan avait pu nommer objet a (objet petit a), et ce, dans la tentative de dire l’indicible, entendre l’inouï, ou encore voir l’invisible.

De ce qui s’attache au plissement de tes  yeux à l’occasion de l’un de tes regard, de ton timbre de voix lié à un de tes mots, ou encore d’un mouvement furtif de ta mains dans tes gestes – de ces presque riens, de ces traits, « Je », éprouve la manifestation de la présence inconnue. Reste que, pas plus « Je » n’en connaîtrai jamais la cause, pas plus simultanément, « Je » ne pourrai jamais les posséder, étant donné que non seulement ils fondent ce supplément de présence et de surcroît, me barre d’un trait.

« Tu me manques » catalyse l’espoir des retrouvailles de cette expérience de présence  inconnue. Cet espoir n’est-il pas alors la tentative d’y faire un peu mieux avec ce trait, qui relève de l’écrit et qui pourtant n’est pas de l’ordre de la lettre ?

Pourtant, il n’est pas sans faire trait, trait d’union comme ce qui tisse l’objet a à une subjectivité, voire  à une a-subjectivité. Supposé que l’objet a est bel est bien en position d’objet cause du désir, autant qu’il rend lisible le trait de l’objet au sujet.

Heidegger assigne à l’écriture poétique d’Hölderlin la prise en charge de cette double fonction de l’inscription du trait, lorsqu’il voit en ce dernier la nécessité de reconduire la poésie en ses terres d’essences originelles et d’aller au travers de l’écriture poétique là où « il s’agit, et  là où il y a de la pensée » (1). « Hölderlin est poète des poètes », (2) figure qui « poématise » la poésie, il échappe à l’interprétation d’une position poétique comme symptôme de décadence. Poète soustrait à l’angle de la modernité qui est « toujours dépassée avant d’avoir vu le jour », le Dit hölderlinien s’inscrit dans une dimension trans-historique.

Plus précisément, Hölderlin est celui qui entreprend de re-fonder l’être-là, le Dasein sur la poésie, et son Dict s’entend au-delà, et en avant, de l’époque présente.

Loin de mettre en vers des expériences psychiques, le poète concentre, enferme et conjure les éclairs du dieu dans la parole – et comme l’affirme Heidegger, il lui revient de « se tenir sous les orages du dieu ». De cette place, il s’expose à la surpuissance de l’être autant qu’il est touché par la grâce de l’être.

Pour se faire, le geste heideggerien à l’égard d’Hölderlin consiste à s’installer dans un dialogue avec le poète afin d’être en quête du Dict  indivulgué.  C’est l’entreprise et à ce titre, la justification même que ce « chemin qui ne mène nulle part » n’est pas errance mais advenue de la nomination dans et par la parole poétique.

En effet, Hölderlin nomme toutes les choses en ce qu’elles sont, ce qui n’équivaut pas à donner un nom à chaque chose, auquel cas, la chose serait déjà connue, mais c’est seulement de l’effectivité de la nomination poétique qu’elles laissent apparaître pour la première fois ce qu’elles sont.  Traversée de « la parole essentielle, l’étant se trouve par cette nomination, nommé, à ce qu’il est ; connu en tant qu’ étant. La poésie est fondation de l’être par la parole ». (3)

C’est dans ce sens qu’Hölderlin peut dire à la fin du poème Mémoires, « mais ce qui  demeure, les poètes le fondent ». Demeure comme lieu, bien éloigné d’un uppokéimenon aristotélicien, qui est l’être lui-même. Reste que c’est d’un s’autoriser du poète dont procède cette fondation de l’être, tant la nomination poétique se développe de la liberté d’attachement de l’être à l’essence qui dépasse tout décret arbitraire, et de surcroît Hölderlin lui-même.

Ce pourquoi « Je t’aime » comme parole au lieu de l’impossible auquel le sujet se trouve convoqué serait le paradigme de la lecture heideggérienne d’Hölderlin. Poétisation de la poétique, elle ferait droit à la pensée d’un sens  à « Tu » lorsqu’il est présence par-delà la présence, et cela comme expérience même de l’être.  En effet, si le poète est celui dont l’écriture concentre la double inscription du trait, c’est non seulement parce que son Dict enveloppe les courbures, les variations de la puissance de l’être, mais aussi souligne la coïncidence de « soi à soi-même » dans l’économie de l’a-subjectivité. De la correspondance verticale entre l’humain et le divin le Dict du poète organise un continuum qui soutient l’écriture du lieu.

N’est-ce pas cette continuité dans et par le Dict qui nous laisse à penser la modalité d’habiter le manque, ou encore de soutenir la division du sujet comme unité de ce dernier ?  N’est-ce pas l’articulation entre l’écriture du lieu et la possibilité d’habiter le manque que le détour par le Dict hölderlinien nous offre, et par extension la vocation poétique dans sa réalité même ?

Sans céder à une nostalgie, l’Homme selon Heidegger est devenu étranger à sa propre essence, étant donné qu’il est  « non-déterminable », privé d’une possibilité de produire du sens, il se trouve exilé dans « un pays étranger ». Ce pourquoi nous sommes sans détresse qui n’est que notre plus grande douleur. La vocation poétique est l’espace nécessaire, vue par Hölderlin, afin de procurer aux hommes une nouvelle position. Le divin nommé Nature se déploie dans la nomination poétique. Elle est l’ écho lointain et renouvelé de la pensée de la nature comme éclosion et épanouissement dans et par la présence, telle que les Présocratiques et Héraclite l’avait traversée.

Toute la pensée qui circule dans la poésie hölderlinienne est prisme d’Héraclite. Hölderlin témoigne du pressentiment authentique de l’être comme tel, il pense – selon Heidegger, poétiquement « ce qu’il y a de plus hautement digne dans l’essence de l’être ». C’est sous cet aphorisme qui fait l’expression d’un sens inédit, pour ne pas dire renversé, entre proximité et éloignement que la nomination poétique peut redistribuer l’opposition Présence/Rien.

L’exil auquel le poète tente de faire échapper l’homme, est la voie(x) de la transformation que réalise l’écriture du lieu comme manière d’habiter le manque.

Cette dernière se laisserait  entendre comme la fondation  d’une demeure de l’Etre parce que son l’architecture en est l’amour. Juxtaposition de l’Etre et de l’Amour comme le recto et le verso d’une même feuille de papier, le fondement poétique du Da-sein, se dévoile comme Ex-istence, comme décentrage pour en saisir son centre, toujours ex-centré.

Dans Qu’appelle-t-on penser ?, Heidegger rappelle que seul l’homme existe, à la différence des étants qui eux sont. La remise en cause du modèle réflexif de conscience admet une pensée de la subjectivité en dehors de la catégorie du sujet, qui s ‘éprouve dans son étantité dans sa modalité d’être-au-monde. Autrement dit, ce qui fait l’être du Da-sein c’est sa capacité à vivre avec la question de l’être. Or bien que celle-ci ne puisse pas faire l’économie de sa manifestation en dehors de l’étant, c’est l’étantité du Da-sein  qui focalise l’étant qu’est le dasein, et cela, dès lors que cette dernière n’est autre que la question même de son existence.

Sur ce point, si Heidegger s’inscrit dans une filiation kantienne, au moins quant à la notion de phénomène et plus particulièrement eu égard l’opposition phénomène/noumène – à savoir la part inconnaissable proche d’un reste inaccessible à la connaissance, il n’est pas dit que son geste ne consiste pas à fonder l’être moins sur l’inaccessible que de son extériorité.

L’exil et la proximité comme vie authentique déterminent non seulement l’ex-sistence comme modalité d’être, non réductible à l’être des étants, mais aussi  suppose qu’habiter le monde n’est autre que de fonder la demeure de l’être de ce « dehors ».

La nomination poétique à ce titre orchestre dans la fulgurance la rencontre d’une seule et même expérience, celle de l’être et de l’amour.

En effet, cette part de rien insaisissable au lieu de l’impossible, qui inaugure une poétisation du poétique trouverait corps dans l’amour comme l’épreuve de ce décentrage, dès lors que la question du manque, ouvrant sur le rien n’est pas le vide, mais pure présence. D’une logique spatiale du manque, le rien trouverait assise dans une temporalité. L’être se dévoilerait sur le fond que tisse la temporalité.

Déformation des distances, des lieux, la proximité à l’Autre, à « Tu », est ce qui exile pour l’advenue du Sujet. Production de l’ex-sister figure d’un décentrage subjectif tout comme le sujet de l’inconscient, l’errance de l’homme serait davantage d’avoir travesti le manque comme absence en le percevant exclusivement en son sens spatial. Preuve s’il en était que le manque conçu dans des coordonnées cartésiennes ne peut qu’être assimilé au vide.

Or, rien de plus proche dans la coïncidence que l’éloignement spatial, là où la temporalité d’une rencontre amoureuse inscrit cette même proximité dans l’éloignement. En déterminant le manque sous l’égide de la temporalité, celui-ci se conçoit comme supplément de présence et implique tacitement un nouveau rapport à la temporalité.

Réitéré dans des coordonnées non-euclinienne, ouvrant sur une temporalité qui admet la torsion, le manque s’apparente tout entier à la manière d’habiter le monde. Empruntant la figure du diaphragme, le manque comme écriture du lieu stigmatise le paradoxe, qu’il n’y a jamais autant  de coïncidence que lorsqu’il y a de l’éloignement.  Ce qui revient à soutenir que la conséquence de cette proposition du point de vue l’ex-sistence, débouche sur une nouvelle temporalité comme condition à priori de sa saisie et de sa  représentation.

Elle laisse à penser une possible substantialité au rien comme manque et ouvre à la question de l’Autre, à savoir qu’il y va d’un corps, plus précisément du corps de l’Autre, de son écriture.

Signe que le manque est épreuve du rien, bien plus que de l’absence, et que l’expérience du rien ne s’élabore que du supplément de présence.

L’écriture du lieu, telle qu’Heidegger en donne un destin au travers la poésie de Hölderlin permet de penser que l’amour est écriture du corps de l’Autre, et par conséquence ouverture sur l’origine de la jouissance de l’Autre, et ce, parce qu’ « il n’y a de jouissance que de la parole ». (4) Cela engage une légitime interrogation du λογοs, tant dans sa détermination substantielle que dans son sens de parole.

Tel le poète qui associe en dehors de tout décret, non seulement l’accès à la jouissance de l’Autre est  possible – parce qu’elle se soutient de l’écriture du corps de l’Autre, mais aussi d’en porter l’infini, d’y faire sens.   Entre le dit et  le faire se profile un hiatus dont le nexus est pensable dès lors qu’il s’appréhende sous la nomination poétique. Fiat dont l’énigme serait portée et adviendrait par et dans la scène sexuelle. Aussi au Lieu de l’invention des possibles, le vocable « faire l’amour » dans le tissage du dire et de l’acte aurait pour nature la rencontre entre le dire poétique et l’acte poétique comme manière d’habiter le manque.

Ce pourquoi, l’accès à la jouissance de l’Autre, bien qu’elle soit toute Autre n’implique pas qu’elle soit toute en soi.

C’est la secrète  jouissance de l’autre qui se pose et qui ne saurait être que pure étrangeté, si non seulement  j’en restais – à ce qui fait l’étoffe de ma jouissance, c’est-à-dire, à une réduction et assimilation à ma propre jouissance.

Or, à la supposer toute Autre, parce que justement pas toute, bien que le sujet reste devant une porte, il ne m’est pas impossible d’écrire sur celle-ci comme le proposait Lacan : «  Je sors est une fois de plus j’écrirai sur la porte, afin qu’à la sortie peut-être, vous puissiez ressaisir les rêves que vous aurez sur ce lit poursuivis. J’écrirai la phrase suivante – La jouissance de l’Autre, de l’Autre avec un grand A, du corps de l’autre qui Le, lui aussi avec un grand L, qui Le symbolise, n’est pas le signe de l’amour » (5). La formulation lacanienne laisse en creux entendre  que la jouissance du corps de l’Autre est le signe de l’amour. Du moins, est-ce une lecture qui se tient des diverses négations qui constituent les bords de cet aphorisme.

En ce sens l’ il y a d’un jugement d’existence peut avoir un contenu négatif quant au rapport sexuel. Outre le fait que le propos lacanien maintienne la différence absolue des sexes, il n’en demeure pas moins que la nature du faire dont il est question dans, faire l’amour est pure sublimation, quand la scène sexuelle se prête de la rencontre entre l’énoncé poétique et l’acte poétique fondant l’être tel qu’Heidegger en assigne la tâche à Hölderlin.

Manifestation de la nomination poétique, faire l’amour est pure parole, acte poétique, étant donné qu’elle offre une consistance ontologique au manque, dès lors qu’elle effectue le tour par la poésie comme transposition pour écrire le corps de l’Autre, c’est-à-dire faire écriture d’un Lieu.

La transposition « dit-faire », comme un point fractal en tenant la conjonction sous la disjonction. Elle produit tout en déplaçant, participant, de l’ex-sistence dans la sexualité, la jouissance du corps de l’Autre et place le sujet au lieu d’un(e) ex-stase. La jouissance du corps de l’Autre est habitation poétique dans la mesure où ce chemin par la sexualité élabore qu’il n’y pas d’écriture du rapport sexuel, pas de mathématisation, – i.e de possible, si ce n’est au nom de l’infini dont il procède. Aussi, la consubstantialité entre le dit et le faire s’il « dit-faire » d’un mathème convoque le rapport de l’écriture au poème comme le fait que l’écriture du rapport sexuel est poésie au sens d’une poématique.

Ouvrant à un autre savoir, c’est l’hétérogénéité de la jouissance féminine qui est au centre de la question de l’habitation poétique, de l’écriture du corps de l’Autre. Ce détour par la jouissance de la femme s’entend, dès lors qu’ à supposer que la femme n’existe pas au sens ou elle n’est pas toute – soustraite au signifiant phallique qui fait loi, Lacan peut inscrire la motion désirante féminine dans une visée du signifiant, là où le désir masculin s’inscrit dans une perspective objectale.

Au-delà de la diffraction d’une économie hétérogène des jouissances, il est possible de comprendre que la jouissance de la femme est primordialement une forme de l’absence comme  jouissance. Là où elle peut jouir en son désir du manque, l’homme ne pourra que jouir de ce qui manque au corps de la femme, et précisément de l’organe de la femme. Similitude des jouissances, mais d’apparence seulement tant les constructions ontologiques du manque diffèrent. D’emblée la nature de l’orientation du désir féminin fait droit à la parole, dès lors que la parole poétique est structure du désir féminin..

A reconnaître que la jouissance convoque l’hétérogène il ne s’agit pourtant pas d’y faire droit comme une apologie du chaos. La jouissance féminine comme l’Autre jouissance – jouissance du corps de l’Autre, est écriture du corps de l’Autre en sa nature même. La motion du désir féminin  sa dynamique est en soi, si l’on peut dire, pure transposition poétique. En effet, si la femme désire un signifiant, séparée d’une jouissance phallique, d’un impératif  à jouir, elle désire un nom. C’est cette hypothèse qui inscrit la loi de l’être, le pouvoir d’une nomination au-delà d’une représentation de chose dans une  accroche à un signifiant – à l’être, à de la pure signifiance devrions nous dire, et qui promeut l’infini de la jouissance féminine.

De fait si  la jouissance de l’Autre, du corps de l’Autre, est paradigmatique de la jouissance de la femme, figure de cette jouissance, Autre jouissance, jouissance de l’Autre, elle ne se dévoile que  de la certitude conférée par le pas-toute comme marque de l’infinitude. La structure du désir féminin lorsqu’elle s’écrit dans la modalité d’habiter le manque au travers l’écriture poétique fait droit à la promotion de l’infinitude et ce, avant la finitude.

Cette infinitude de part son antériorité et son absolu sont néanmoins évanescentes. C’est peut-être ce point de retournement, celui d’un ordre, qui soutient ce que l’amour éprouve dans la sexualité : Que la nature de la jouissance n’est ni phallique, ni sexuelle, mais possible moment furtif d’une ex-sistence qui donne corps à ce que nomme Heidegger sous l’expression « éclaircie de l’être » lorsque que le poète fonde l’être par la nomination poétique.

Cette éclaircie de l’être telle qu’Hölderlin peut s’en faire le voyant prend en charge l’impossibilité pointée par Lacan de faire de l’Un quant au rapport sexuel. Lorsque ce dernier énonce que « la femme, alors que justement, il n’y a pas de femme, elle n’est pas toute », (6) il opère un double renversement. Non seulement d’un point de vue logique il s’agit d’un passage entre une  détermination qualitative et une détermination quantitative mais aussi d’un point de vue ontologique de faire  de l’Un  la question même d’un manque purement temporel.

À cette hypothèse le pas-toute de la femme incarne, prend corps, comme la conception temporelle et originelle du manque par opposition à la représentation généralement spatiale de ce dernier. L’analyse que Lacan réalise du paradoxe de Zénon d’Elée, souligne comment l’Un du rapport sexuel est de l’ordre de l’impossible, d’autant que la tortue ne sera jamais toute à Achille, étant donné qu’en soi, elle n’est pas toute. Derrière cette formulation, il s’entend qu’un nombre parce qu’il a une limite est infini.

Si Achille ne peut que dépasser la Tortue – étant donné que la lecture classique du paradoxe repose sur la confusion entre la nature du mouvement et la représentation de l’espace parcouru, selon Lacan, Achille dépassera certainement la tortue mais ce qui importera plus c’est son impossibilité à la rejoindre, ou alors s’il «  la rejoint c’est dans l’infinitude ». L’infini temporel, non spatial, renouvelle la forme du manque et son sens. Il laisse apercevoir la nature de ce pas, présent dans ce pas-toute.

Le pas auquel le pas-tout convoque est de l’ordre d’un saut, mais il est probable que s’il est invitation au franchissement, il ne soit pas pour autant un grand écart. L’infinitude qui donne la limite souligne comment de ce petit pas, dont s’habille les petits riens qui soutiennent le sujet  convoque l’illimité comme seule limite possible.

D’autant que Lacan ne précise pas dans quel sens le franchissement de la porte peut se  réaliser. Peut être est-ce là ce que la sublimation doit au sublime. Ainsi, les amants peuvent se dépasser, c’est à dire se perdre mais ils forment néanmoins la possibilité de se rejoindre dans l’infinitude, au centre de leurs finitudes respectives, en ce Lieu  que la nomination poétique leur permet de dévoiler de cet absolument inconnu et non advenu.

En supposant l’ordre de l’infinitude, antérieurement à la finitude, et ce de manière à en percevoir sa nature, il semble possible d’envisager que l’amour comme poésie est écriture du corps de l’Autre dans la sexualité, parce qu’elle fait droit à la certitude de la rencontre de l’ex-sistence du sujet au travers de la perte infini de soi dans le manque constitutif de la jouissance féminine.

Il s’agirait de franchir une ligne n’ayant aucune consistance matérielle, aucune épaisseur, mais dont la profondeur est infinie. Ce n’est pas d’une extension de l’impossible, mais d’une certitude que de l’Autre s’inscrit, qui témoigne, que « Je » peux le rejoindre dans l’infinitude, et non penser tomber dans le gouffre de la profondeur. Plus que le pas lui-même, c’est le sens de ce pas qui est à l’œuvre. S’abîmer, comme se perdre infiniment dans une position romantique souligne assez la dimension métaphorique d’une mort  qui finalement est liée à l’absence de fond, à savoir, absence d’une absence et dont la conséquence est  l’assimilation de cette dernière avec le vide.

Toute Autre est l’hypothèse qui consiste à éprouver l’abîme comme l’infini qui constitue la finitude dès lors qu’elle est présence de l’absence, absence comme supplément de présence. Toutefois si cette dernière lecture met davantage en avant une position mystique de l’amour, au Lieu de la sexualité, elle ne relève pas d’une croyance en une quelconque étantité de l’Autre.

Le pas comme franchissement m’ouvre au tout qui n’est pas totalité, auquel cas il faudrait supposer une possibilité d’épuisement de l’être.

Bien plus en lieu et place d’une croyance, c’est la certitude du sentiment d’existence de « Je » qui se trouve rencontré, modalité d’être-au-monde.

Cette dernière pourrait avoir comme nom de Lieu la clairière de l’être d’Heidegger, Lieu de l’éclaircie où lorsque « Je » m’abandonne à l’infinitude au travers cet Autre, du corps de l’Autre, s’écri(e/t) l’insaisissable puissance du sentiment d’existence qui me constitue et que « Tu » me révèle. Habiter le manque, au sens de l’écriture du lieu serait peut-être ce qui dans la sexualité fait droit à l’amour, lorsque je m’abandonne à apercevoir cette petite part de présence qui se supporte des presque riens – dans des formes encore inaperçues du reste et que la voix du Dict poétique d’Hölderlin tente de nous faire retrouver.

Là où « Je » ne peux qu’adresser un « tu me manques »,  « Je », touche du bout du corps de l’Autre l’authenticité de la vie au sens heideggérien, l’ex-stase conjointe à l’ex-sistence.

« Je t’aime… moi non plus » serait l’injonction de cette intuition d’un rien qui au-delà d’un supplément de présence est Présence. « Tu me manques » barre toute complétude laissant apparaître l’infinitude comme centre de gravité de ma finitude. Présence de l’être, au-dela d’une étantité, comme être-au-monde, détaché de l’impossible, le rien éclaire le sens même de l’être à savoir le reste, c’est à dire ce qui demeure.

Aimer serait le fait d’aimer le rien de l’Autre, infiniment, parce qu’il dévoile parallèlement le reste dans ce temps où j’aime la jouissance de l’Autre au travers l’écriture de son corps.

Encore faut-il que si faire l’amour est poésie, invitation à la perte, qu’elle puisse supposer l’abandon comme condition – et non comme une conséquence, pour que se dévoile le rien, autant que son antériorité soit la garantie d’éprouver infiniment et à jamais ce reste.

Lorsque je dis :  Je t’aime,  « Je » dit que j’aime, sans le savoir ta jouissance, parce qu’elle est jouissance de rien.  Alors, « Tu » m’adresses « moi non plus ».  « Tu » sais que je ne sais pas que c’est le dévoilement de ce reste en moi qui me cause – qui me fait causer et écrire, c’est-à-dire que j’aime dans ta  jouissance Autre, cette Autre jouissance.

« Tu » me fais alors l’offre que demeure infinie cette jouissance. Pourtant n’est-ce pas simplement, ce que je te dis, sans le savoir, lorsque « Je » t’adresse « Tu me manques » ?

1 In Approche de Hölderlin, Ed., Gallimard, Paris, 1973, p.199.

2  Hölderlin et l’essence de la poésie, p.43.

3  Ibid., p. 52.

4 Séance du séminaire Encore de J. Lacan, du 21 novembre 1972. Transcription E.L.P.

5 Op.cit. p. 11.

6 Le Séminaire XX – Encore, J. Lacan, éd., Seuil, Paris.

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