Le Salon de Madame du Deffand


Scène 1
 

Rue Saint Dominique, Paris, le 14 janvier 1764.

Julie de Lespinasse :

(en train de faire la lecture d’un passage du deuxième acte de Phèdre.)

« C’est moi, prince, c’est moi, dont l’utile secours

Vous eût du labyrinthe enseigné les détours :

Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !

Un fil n’eût point assez rassuré votre amante :

Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,

Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ;

Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue

Se serait avec vous retrouvée ou perdue.

Hyppolite :

Dieux ! Qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous

Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ?

(repris par cœur par la Marquise en écho à la voix de Julie) :

Phèdre :

Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,

Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?… »

(Un silence… )

Madame du Deffand : Ah ! merci, Julie ! Je ne me lasse pas d’entendre ce passage. Il me vaut tous les grains d’opium que vous avalez sitôt que vous vous abandonnez à vos vapeurs noires, pour peu que vous vous croyiez éprise d’amour …

C’est une énigme, ma chère : vous me faites lecture de Phèdre chaque jour, et vous êtes entichée de La Nouvelle Héloïse, où chacun s’apitoie sur son sort et vit suspendu à l’arrivée d’une lettre qu’on a grand peine à lire tant les larmes ont coulé sur l’encre !

Julie de Lespinasse : Il est vrai, Madame, que pour moi, le calme vaut mieux que le sommeil, et j’en ai grand besoin parfois, lorsque ma sensibilité exerce sur moi sa tyrannie. Elle n’en est pas moins  mon seul guide.  Pour quelle raison me refuseriez-vous le droit d’apprécier des styles différents ? Vous savez bien  que le théâtre  de Racine me transporte, mais il se trouve que je suis assez heureuse pour aimer à la folie les choses qui paraissent les plus opposées.

Oui, dans tous les genres, j’aimerai ce qui paraît opposé, mais qui n’est peut-être opposé que pour les gens qui veulent toujours juger et qui ont le malheur de ne pas sentir.  Pour ma part, je ne compare rien et je jouis de tout équitablement.

Madame du Deffand : Que certes ! Pour vous, tout est bon ! Je gage que, tout à l’heure, lorsque Monsieur Rousseau sera là, vous serez toujours de son avis et que vous ne songerez même pas à le contrer. Je vous reconnais bien là, chère Julie, toute cette attention que vous portez à démêler le mérite d’autrui et à le faire paraître…

Julie de Lespinasse : Peut-être…

Madame du Deffand : Car enfin, M. Rousseau est parfois dans ses écrits d’un ton effroyable, avec ses larmoiements et ses petites extases devant les fleurs séchées de son herbier ! Et ne parlons pas du Contrat social, où l’apologie de la Nature en vient à un point tout à fait  ahurissant ! J’ai bien vu l’effet que la campagne avait sur moi, lorsque j’ai cru bon de m’y réfugier à l’époque où j’étais tombée dans l’abîme des vapeurs et où nous nous sommes connues. Il n’y avait que ce cher d’Alembert pour me dire de rentrer à Paris.(rires) Il avait compris, lui, qu’il n’y a rien à attendre des divagations champêtres. Non, non, les choses sont autrement plus simples :  le goût comporte des règles immuables. Il est plus sûr de les suivre que d’espérer quelque progrès du côté des mœurs. Comme si l’être humain pouvait s’améliorer ! Tandis que ce qui est beau ou laid, de bon ton ou inconvenant, on le sait. Il n’y a qu’à s’y tenir…

Julie de Lespinasse : Ah Madame, il est vrai, que pour la sûreté de votre goût, vous êtes sans rivale et la célébrité de votre salon tient à ce talent sans faille. Mais j’ai beau vous admirer pour cela, vous avez raison de dire que je ne me sens pas portée comme vous à critiquer les goûts. Tout me paraît bon, et s’il ne tenait qu’à moi, dans la conversation, aucun sujet ne serait proscrit. Je goûte fort la spontanéité, sans quoi la conversation reste en défaut de profondeur.

Madame du Deffand : La profondeur ! Ce mot ne m’étonne qu’à peine dans votre bouche !… Mais ai-je moi-même jamais proscrit un sujet ? Ah Julie, j’aime trop l’art du discours pour ne pas autoriser toutes les pensées à éclairer mon salon. Vous ne le savez que trop : à Versailles, point d’auteurs ni de philosophes… Inviter le pouvoir littéraire et philosophique a été pour moi une manière de suppléer à une carence de la cour elle-même. Mais il n’en reste pas moins que penser et permettre à la pensée de s’exprimer sont deux choses différentes. Au risque de la contradiction, je vous le demande, ma chère : la profondeur, qu’en attendez-vous ? Vous m’avez assez souvent fait lecture de mon courrier pour savoir que c’est là un point de discorde entre ce cher M. de M. de Voltaire et moi. Je ne cesse de le lui répéter : plus on pense, plus on est malheureux. Mais il y veut croire, lui, au bonheur, comme tous ces rêveurs d’Encyclopédistes !

Julie de Lespinasse : Pardonnez-moi, Madame, si je ne suis pas non plus brouillée avec l’espérance et si je porte intérêt à l’avenir et aux changements heureux qu’il peut nous apporter ! J’aime donc Monsieur M. de Voltaire pour cette raison même, et je vais également avoir le privilège, grâce à vous, de rencontrer ce soir Monsieur Rousseau dont la lecture me transporte, je le reconnais volontiers ! Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas en grande partie dû à ce que vous raillez comme « lourdeur rustique » et que je nomme, quant à moi, le naturel. Mais  ne m’accorderez-vous pas que l’histoire d’une femme empêchée d’épouser son amant, puisse me toucher, surtout lorsqu’elle se nomme Julie ? Et puis, elle parvient à une telle élévation d’âme, que la dépendance dans laquelle nous sommes tenues, nous autres femmes, en paraît dérisoire. Si bien que je suis tombée, je le reconnais volontiers, sous le charme de cette correspondance.

Madame du Deffand : C’est très bien d’avoir un  « quant-à-soi », chère Julie, je vous en félicite, mais non pour s’aveugler lorsque l’on jouit pleinement de la vision : ne  me dites pas, ma Reine, que nous autres femmes avons quoi que ce soit à attendre de la part d’un raseur dont le projet est de rétrécir le champ de notre vie à élever une ribambelle de petits citoyens ! Il veut nous exclure de nos salons, tous lustres éteints, pour nous confiner dans la partie privée de nos maisons, claquemurées dans l’obscurité, entre la chambre et l’office. Les femmes d’à présent peuvent au moins briller dans les salons et, par ce truchement, jouer un rôle dans la vie politique. Ce sont là des lumières, les seules qui vaillent, les leurs. Craignez, ma chère que cela ne change ! Un homme comme Monsieur Rousseau, par exemple, est convaincu que la réforme de la société passe par la mort de la société mondaine. Devrais-je préparer mon cou pour accommoder le bourreau ?!

Julie de Lespinasse : Oh !

Madame du Deffand : Quant à vous, ma très chère, vous serez bien avancée d’avoir élevé votre âme, lorsque vous n’aurez que vos marmots et votre bonasse d’époux pour vous faire la conversation ! Il est vrai qu’une fois votre âme sur les hauteurs, vous pourriez toujours retourner au couvent…

Julie de Lespinasse : Il me semble qu’un homme qui réhabilite l’amour ainsi que M. Rousseau le fait, ne peut pas être totalement mauvais. Notre siècle a comme perdu contact avec ce sentiment puissant, pour lui préférer le plaisir et le désir. Mais dans le fond, beaucoup de femmes meurent d’envie de rayonner d’amour comme Julie. Non, Madame, je ne parviens pas à partager votre pessimisme. Il y a, par ailleurs, beaucoup à espérer, quant à notre condition : Monsieur d’Alembert, par exemple, se préoccupe de faire en sorte que les femmes, si elles ont quelque savoir, soient reconnues au même titre que les hommes. Souvenez-vous de la tentative récente qu’il a menée pour obtenir qu’à l’Académie Française quatre sièges soient réservés à des femmes.

Madame du Deffand : Rien d’étonnant à cela, il voulait vous y faire élire !… et, dans ce cas, ce n’était pas trop de quatre sièges ! D’ailleurs, il a échoué.

Julie de Lespinasse : Je suis pourtant convaincue qu’il voit là une véritable cause à défendre, et il n’est d’ailleurs pas tout seul : son jeune protégé, si charmant, le marquis de Condorcet, au génie très précoce, partage ses vues. Il ne peut concevoir que l’instruction ne soit pas un droit pour tous. Il ne voit rien de surprenant à ce qu’une femme, si elle en a le goût et le talent, écrive autre chose que sa correspondance et devienne auteur.

Madame du Deffand : Excellente nouvelle, vraiment ! On ne peut pas faire  mieux pour les perdre ! Si elles délaissent l’art de la conversation pour devenir « auteurs », les femmes souffriront l’enfer, je vous le prédis. Les hommes les fuiront, et nous aurons des bas-bleus confinées dans leur cabinet de travail. Bel avenir, en vérité ! Enfin, vous réussirez peut-être, chère bonne, à apprivoiser la solitude mieux que moi…

Mais, Julie, entre le savoir et la saveur que notre siècle, au moins, sait goûter, est-il possible d’hésiter ?

Julie de Lespinasse : Croyez-vous vraiment que le savoir et la liberté puissent nous coûter aussi cher ? Les inégalités sociales devraient en être réduites. Vous savez bien que pour d’Alembert, sa carrière, et pour moi-même, la chance d’avoir accédé à votre monde, ne nous ont jamais consolés du malheur de notre naissance.

Madame du Deffand : Comme je vous comprends, moi qui me plais à répéter que le seul véritable malheur est celui d’être né !… Mais c’est donc pour cela que le cher homme n’a d’yeux que pour vous, parce que vous fûtes abandonnés tous les deux ?! Eh, pour un peu, on se croirait dans une lettre de Monsieur  Rousseau, ma chère !

Julie de Lespinasse : Mais si vous  avez une aussi piètre idée de ses œuvres, pourquoi en  avoir invité l’auteur, Madame ?

Madame du Deffand : Mais parce que tout le monde ne parle aujourd’hui que de ses livres ! N’est-ce point là une raison suffisante ? La postérité se souviendra que c’est la haute aristocratie qui aura consacré la philosophie et la science, et non l’inverse, il m’amuse de le penser, je l’avoue !

Elle rit

Et je n’ai jamais dit que La Nouvelle Héloïse ne comportait pas des beautés, mais elle sont gâchées par le prêche sentimental. Ma pauvre Julie, vous avez un côté  caillette  que votre commerce avec moi depuis dix ans n’aura pas amendé. Comme si c’était cela la correspondance !

Il est d’ailleurs temps que je fasse la mienne, avant que mes invités n’arrivent. Cherchez-moi la dernière lettre de ce cher M. de Voltaire, ma Reine, dont nous donnerons lecture à mes invités.  Je tiens à lui répondre sans tarder.

(Julie se lève et cherche dans un secrétaire.)

Madame du Deffand : Voulez-vous me rappeler ce qu’il me dit à propos de cette horrible cécité qui m’a plongée dans un cachot éternel ? Vous avez lu très vite hier, j’ai mal entendu ce passage.

Julie de Lespinasse : (cherchant des yeux sur la lettre et lisant..)

…Ah ! voici…Ce cher M. de Voltaire vous écrit, Madame : «  Mes yeux ont été un  peu humides en apprenant ce qui est arrivé aux vôtres. »

Madame du Deffand : « Un peu humides », c’est bien ce qu’il écrit ?

Julie de Lespinasse : Oui, Madame. Vous qui ne goûtez guère que l’on s’apitoie et que l’on mêle les larmes à l’encre, vous devriez goûter ce tour ?

Madame du Deffand : Je ne sais si lui-même y entend une litote, mais c’est  là encore le point, toujours le même, le seul peut-être, sur lequel je diverge d’avec cet excellent ami : il voudrait que je trouve à me consoler de l’obscurité qui m’enveloppe, avec ces fameuses Lumières qui font, selon lui, reculer l’obscurantisme. Mais je suis fatiguée de ces fastidieux jeux de mots sur l’aveuglement et la clairvoyance ! Ce sont des sophismes qui ne me rendent pas mes yeux. Il est vrai que depuis mon « tonneau », j’ai l’impression de revoir très précisément mon salon moire bouton d’or et nœuds couleur de feu, comme si la ténèbre n’avait jamais envahi mes yeux et ma vie, mais… hélas !, dès que le salon se vide, chaque soir, la maison me paraît un sombre tombeau qui sur moi se referme.

Julie de Lespinasse : Croyez bien, Madame, que je suis navrée de si peu réussir  à atténuer votre épreuve en vous prêtant mes propres yeux à toute heure du jour et de la nuit, lorsque vous peinez à trouver le sommeil.

Madame du Deffand :Vous dites vrai, chère Julie. Et c’est bien ce qui m’a portée  à vous arracher à votre condition et au couvent…Vous pouvez continuer à lire, ma Reine.

Julie de Lespinasse : A tout le moins, Madame, même si vous n’entendez pas dans ma voix combien cela me touche que vous ne manquiez pas une occasion de me rappeler le malheur de ma naissance…

Ce cher M. de Voltaire continue ainsi : « Avez-vous le plaisir de voir quelquefois M.  d’Alembert ? Non seulement il a beaucoup d’esprit, mais il a l’air très décidé et c’est beaucoup car le monde est plein de gens d’esprit qui ne savent comment ils doivent penser. »

Madame du Deffand : Je ne sais ce qui pique M. de Voltaire de se mettre soudain  à faire un éloge de d’Alembert tout à fait hors de propos. Ce doit être la suite de ce blessant malentendu où d’Alembert a cru que je soutenais les Fréron et les Palissot. Mais pour que je prenne parti, encore faudrait-t-il que cette affaire d’Encyclopédie m’intéresse, alors qu’elle m’indiffère. Pire, très chère, elle m’ennuie à mourir !

Julie de Lespinasse : Vous avez pourtant beaucoup œuvré pour faire élire d’Alembert  à l’Académie française.

Madame du Deffand : Oui,  c’était avant, lorsque d’Alembert et moi, nous avions nos petits dîners en tête à tête et qu’il s’inquiétait de moi, s’il me trouvait  vaporeuse.

Mais nous avons beau nous être expliqués et réconciliés, je vois bien que notre relation est à la glace.

Écrivez donc en réponse à M. de Voltaire : « Très cher ami, Je suis bien placée pour savoir que d’Alembert a beaucoup d’esprit : cela fait près de vingt ans qu’il fréquente mon salon. C’est le plus honnête homme du monde et je le mets bien au-dessus des autres Encyclopédistes. Mais il y a de certains articles qui sont devenus pour lui une affaire de parti et sur lesquels je ne lui trouve pas le sens commun. »

Et dire que je l’appelais « mon chat sauvage ! ». Ajoutez ceci, ma Reine : « Je vois assez » souvent d’Alembert et je lui trouve beaucoup d’esprit ». Ce n’est pas tout à fait faux puisqu’il doit passer ce soir et nous amener le jeune marquis de Condorcet.

Et puis, Julie, lorsque vous lirez la lettre de M. de Voltaire à mes invités, laissez donc de côté la petite phrase sur mes yeux.

Bon, tout est-il prêt pour le souper ?

N’en déplaise aux philosophes, je ne veux aucune faute de goût !

Julie de Lespinasse : Oui, Madame, les vins sont choisis et j’entends quelque bruit dans l’antichambre. M. Rousseau est sans doute arrivé…

(Elle se dirige vers la porte pour l’ouvrir.)

Madame Du Deffand : Ah ! Monsieur Rousseau ! Mais rendez-vous compte, ma bonne, de ce que notre homme a écrit récemment à Monsieur de Malesherbes ! Attendez, laissez-moi me rappeler ses mots exacts …(elle cite de mémoire en cherchant ses mots.)

« J’allais alors d’un pas tranquille chercher quelques lieux sauvages dans la forêt, quelques lieux discrets où rien ne montrant la main des hommes n’annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier et où nul tiers importun ne vînt s’interposer entre la nature et moi ».

Cet  homme est fou assurément.

Julie de Lespinasse : Fou ? Parce qu’il cherche un asile tranquille dans la forêt pour goûter un peu de paix ?

Madame Du Deffand : Vous n’avez pas écouté ma chère, il est fou parce qu’il nous parle d’un asile où « nul tiers importun » ne s’interposerait entre la nature et lui.

S’il est importuné par les tiers, pourquoi s’adresse-t-il à Monsieur de Malesherbes et pourquoi accepte-t-il si promptement de venir aujourd’hui dans mon salon où il va rencontrer beaucoup de « tiers importuns » ?

Julie de Lespinasse : Mais est-ce là une raison suffisante pour le traiter de fou, comme l’a également fait Monsieur de Voltaire ?

Madame Du Deffand : Au moins, ne l’ai-je point traité de méchant comme Monsieur  Diderot !

Julie de Lespinasse : Ah !, Madame, vous qui critiquez tant nos amis philosophes, vous devriez être à votre aise des critiques encore plus sévères que notre Monsieur Rousseau fait à leur encontre ?

Madame Du Deffand : Un zeste d’impertinence ne me déplaît point chez vous, ma bonne, mais sachez en garder la mesure !

 

Scène 2


(On entend des pas dans le corridor, Jean-Jacques Rousseau apparaît bientôt. Julie va le recevoir…)

Julie de Lespinasse : Cher M. Rousseau, quel bonheur de vous recevoir ! Madame la Marquise espérait votre visite depuis si longtemps, n’est-ce pas Madame ?

Madame du Deffand : Je ne vous dissimulerai pas, Monsieur, la curiosité que j’avais à connaître un homme dont la célébrité repose sur une cause tout à fait piquante, paradoxale, excusez-moi, je ne trouve pas le mot juste…

Rousseau : Il l’est peut-être, Madame, s’il est vrai, comme on le dit, que, dans votre bouche, le mot « paradoxe » compte pour l’une des « piques » que vous décochez aux Encyclopédistes…, ainsi que « sophisme », entre autres railleries. Quant à moi, je trouve qu’un paradoxe est l’une des choses les plus intéressantes au monde.

Mais quelle est donc cette cause dont Madame la marquise veut parler ?

Madame du Deffand : Eh bien, vous comptez parmi les hommes les plus lus, les plus en vue dans cette société, et vous n’en avez pas moins décidé de vivre en ermite, car, dit-on, vous ne supporteriez pas l’hypocrisie de notre monde. D’où le paradoxe. Mais je pourrais aussi bien parler de contradiction… Que sais-je ?, de comportement inattendu. Mais, dites-moi, Monsieur, si je traduis bien la rumeur publique.

Rousseau : Oui, Madame, je me sens égaré dans le monde, j’en ai souffert le vide et les blasphèmes. Mais, dans ce domaine, Madame, je n’innove absolument pas. Avant moi bien des hommes se sont retirés, ont préféré s’éloigner du monde pour vivre simplement, dans le dénuement des couvents, par exemple.

Julie de Lespinasse : Oui, cher Monsieur Rousseau, une illumination vous a révélé que l’humanité faisait fausse route, et nous sommes un certain nombre à nous en être sentis bouleversés. Mais Madame la Marquise, quant à elle, bien qu’elle-même jouisse de cette faveur, n’est pas sans réserves à l’égard de ces couvents dont l’église ouvre grandes les portes à ses fidèles. N’est-ce pas Madame ?

Madame du Deffand (un peu embarassée) :

Certainement Julie, certainement… C’est un paradoxe.

Julie de Lespinasse Et moi-même, si Madame la Marquise ne m’avait pas arrachée au couvent où je dépérissais, je n’aurais pas le vif plaisir de vous rencontrer ici, Monsieur. Cependant Madame, (si vous me permettez un instant d’essayer de vous prêter ma voix), cependant…,oui, c’est ce que je voulais dire, Madame la Marquise, tout en admettant, sans y adhérer, que l’on puisse souhaiter se retirer du monde dans un couvent, ne conçoit pas votre façon à vous, cher M. Rousseau, de vous retirer du monde.

La question est-elle ainsi mieux posée ?

Rousseau : En ce cas, vous me permettrez de répondre par quelque détour.

Madame la Marquise s’est fait un nom en n’hésitant pas à formuler certaines critiques, courageusement, je dois le reconnaître, aux philosophes qui  font aujourd’hui l’opinion.

Et la voici aujourd’hui en présence d’un énergumène que nos philosophes taxent de fou, pas seulement parce qu’il ose leur adresser quelques reproches mais parce qu’il leur dit très clairement : « Vous n’êtes pas moins corrompus que les institutions que vous dénoncez ». Holbach, Grimm, plus purs que les héros de Plutarque, quelle plaisanterie !

Julie de Lespinasse : Acceptez-vous, Madame, la distinction que vient de faire notre ami M. Rousseau entre les « petits reproches », ceux que vous adressez aux philosophes et l’accusation terrible que, lui, leur assène ?

Mme du Deffand : Chère Julie, puisque M. Rousseau aime les détours, je vais emprunter moi aussi un chemin de traverse pour lui répondre. J’aimerais revenir à la lettre que Monsieur Rousseau a adressée à Monsieur de Malesherbes.

Rousseau : Comment ? Vous connaissez cette lettre ?

Mme du Deffand : Mais oui ! Monsieur de Malesherbes qui était là hier soir, l’a lue, ici- même, comme c’est la coutume dans ce salon. Vous n’êtes pas sans le savoir.

Il y a une phrase que je n’ai pas oubliée, celle où vous parlez de votre recherche d’un lieu sauvage dans la forêt où vous dites que, rien n’évoquant la main des hommes, rien n’annonçait de ce fait la servitude et la domination.

Monsieur Rousseau, que sont cette servitude et cette domination de l’homme, qui seraient apparues, selon vous, dès que cet homme, pour faire progresser le monde, a mis sa main sur la nature ? Que nous chantez-vous là M. Rousseau ?

Rousseau : S’il ne s’agissait que d’une chanson, Madame, tout irait fort bien dans ce monde.

Madame du Deffand :  Nous savons, certes, votre inclination pour les mélodies.

Julie de Lespinasse : Et cela ne plaît pas à tout le monde ! M. Rousseau, en défendant la mélodie italienne, s’est mis à dos, n’est-ce pas, le coin du roi ?

Madame du Deffand : Nous savons cela, ma bonne, mais, entre nous, Monsieur Rousseau, ne trouvez-vous pas les pamoisons et les états d’âmes que l’opéra italien suscite dans le coin de la reine, absolument ridicules ?

Rousseau : Ce que je sais d’expérience, Madame, c’est que le chant français me paraît n’être qu’un aboiement continuel. Vous trouvez vraiment intéressant qu’avec la musique de Rameau  l’âme ne soit plus appelée dans sa demeure ?  Comment le serait-elle avec la prévalence de cette convention tout arbitraire qu’est l’harmonie, laquelle nous coupe de notre rapport à la nature ? Lorsqu’une mère chante une berceuse à son bébé, est-elle instruite des leçons d’harmonie de Monsieur Rameau ? Non, elle n’est inspirée que par la nature !

Madame du Deffand : La nature ? Toujours elle avec vous et vous avec elle M. Rousseau ! Que vous a-t-elle donc fait pour vous enchanter à ce point, la nature ?

Rousseau : Eh bien, Madame, il y a que la Nature m’a fait, tout simplement. De la même manière qu’elle fit le premier homme. En son sein, j’ai, peu à peu, pris l’habitude de rentrer en moi-même, ce qui eut la vertu de me faire perdre jusqu’au  sentiment et presque jusqu’au souvenir de mes maux. J’ai  ainsi appris, par ma propre expérience, que la source du bonheur se trouve en nous-mêmes, et qu’il ne dépend pas des hommes de rendre vraiment misérable celui qui sait vouloir être heureux.

Madame du Deffand : Monsieur Rousseau, si « être heureux » était affaire de volonté, cela se saurait, ne croyez-vous pas ?

Rousseau : Retournons donc la proposition, Madame, puisque vous chérissez les paradoxes : ceux qui voulaient faire mon malheur ont fait mon bonheur ! Est-ce plus clair ainsi ?! Ces ravissements, ces extases que j’ai parfois éprouvées en me promenant seul, sont des jouissances que je dois à mes persécuteurs : sans eux, je n’aurais jamais trouvé les trésors que je portais en moi-même.

Madame du Deffand : Eh, bien, Monsieur Rousseau, vous m’ouvrez des horizons !: peut-être, dans mon cas, a-t-on trop voulu mon bonheur et pas assez mon malheur… Je vais y songer…Mais si toutes vos « rêveries »  ont quelque fondement, qu’en est-il de l’animal ? Car la nature n’a-t-elle point fait aussi bien l’animal ?

Julie de Lespinasse : Il me semble, Madame, que l’animal n’habite pas la nature de la même façon que l’homme. Monsieur Rousseau, si je le suis bien, dit que l’homme est ( en insistant) un être naturel. Ce n’est pas là en faire un comparse des animaux.

Rousseau : Je suis d’accord avec vous, Julie ; la meilleure preuve en est que l’animal ne sait pas qu’il est dans la nature et n’a donc pas conscience qu’il lui obéit.

 

Madame du Deffand : L’homme le saurait-il donc ?

Rousseau : Eh bien, oui.

Madame du Deffand : Il dit oui à la nature, parce qu’il sait qu’il est issu d’elle ?

Rousseau : C’est cela oui, il peut dire oui.

Madame du Deffand : Quand il y a un tremblement de terre parce que la nature le veut, quand on est frappé de maladie parce que la nature le décide, pensez-vous que les hommes disent oui ?

A vous entendre, on croirait que tous les hommes sont comparables aux sages stoïciens sans avoir, comme eux, passé leur vie à étudier.

Rousseau : Oui, tous les hommes ont en eux la possibilité d’être stoïciens.

Madame du Deffand Les hommes dont vous parlez, cher M. Rousseau, ne se révolteront donc pas contre ce qui semble injuste au commun des mortels, la mort, la faim…

Rousseau : Contre la mort non, mais contre la faim, Madame…

Madame du Deffand : Leur stoïcisme s’arrêterait alors devant la faim ?

Julie de Lespinasse : Monsieur Rousseau entend par là, je suppose, que si les hommes ont faim, il s’agit d’une injustice sociale qui devrait être réparable.

Madame du Deffand : Le peuple qui a faim sait que ce que vous appelez une société injuste a été conçue par la volonté divine.

Julie de Lespinasse Est-ce vous Madame qui ne croyez plus en Dieu, qui dites cela ?

Madame du Deffand : C’est parce que je n’y crois plus je peux concevoir l’injustice. Mais rendons-nous à l’évidence, le peuple, lui, y croit, …

Rousseau : Comme votre ami, M. de M. de Voltaire, vous pensez donc que Dieu est un gendarme nécessaire au calme du peuple. Vous rendez-vous compte du mépris que cela implique pour les miséreux ?

Julie de Lespinasse Vous qui penchez du côté des Anciens, Madame, n’êtes-vous pas sensible à cette loi non écrite que les philosophes grecs et les tragiques décelaient dans le cœur de tous les hommes –qu’ils aient appris à lire ou non- et qui les portait à la pitié et à la compassion de leurs proches plutôt qu’au mépris ?

Madame du Deffand : Je vous vois venir Julie, vous allez bientôt me dire que les rois, et le peuple, seraient assujettis à une même loi ? Mais si tel est le cas, pourquoi vous seriez-vous converti au christianisme M. Rousseau ? Les religions ne se valeraient-elles point ?

Rousseau : C’est la compassion infinie qui m’y a attiré. Et devant le Christ, tous les sujets sont égaux, même les rois.

Julie de Lespinasse : Sans aucun doute.

Madame du Deffand Dois-je entendre que pour vous, les lois de notre société, établies par nos plus savants juristes, ne seraient que conventions artificielles ?

Rousseau : Mais c’est vous chère marquise, qui venez de dire cela !

Madame du Deffand C’est évidemment moi qui viens de parler

Rousseau Je veux dire que si vous dites cela, c’est que, peut-être, au fond de votre propre cœur, vous éprouvez une sorte de honte du fait même de bafouer votre compassion naturelle pour l’humanité.

Madame du Deffand Cher ami, comme vous y allez ! Est-ce votre propre compassion pour moi qui vous porte à me juger aussi cruellement ?

Rousseau Ce n’est pas vous que je juge sévèrement, Madame, ce serait plutôt ce contrat inique qui dès le début de l’histoire humaine, a institué des possédants et des dépossédés en faisant croire aux derniers que leur dépossession émanait de la volonté divine, et que le droit se contentait de la faire appliquer…

 

Scène 3


(Bruits de pas. Entrent d’Alembert et Condorcet )

Julie de Lespinasse : Ah, Madame, voici d’Alembert avec son protégé, notre cher Marquis de Condorcet. Soyez les bienvenus, Messieurs !

(Courbettes répétées et gauches de Condorcet ; les deux arrivants s’approchent du fauteuil de la Marquise pour lui baiser la main)

Madame du Deffand : Ah, d’Alembert, que vous arrivez bien, mon très cher, et vous aussi, Monsieur le Marquis. Mais c’est la Providence qui vous envoie !

A écouter Monsieur Rousseau, on pourrait se croire en plein chaos !

Julie de Lespinasse :  (détournant la tension)

Cher d’Alembert, vous avez donc réussi à arracher votre jeune disciple à sa chambre et à ses dix heures de mathématiques quotidiennes ?

Marquis de Condorcet : (timide, avec une courbette qui le plie en deux)

Les mathématiques, Madame, comptent plus, euh, je veux dire, comptent moins, si j’ai le plaisir de vous voir.

Julie de Lespinasse 🙁riant)

Mais si, Marquis, elles comptent tellement que vous vous y appliquez même dans votre baignoire, à ce que nous a dit d’Alembert ! (A d’Alembert) Ne nous avez-vous pas appris cela de votre cher disciple ?

D’Alembert : J’espère que vous ne m’en voudrez pas, cher Condorcet, de cette petite indiscrétion. C’était si touchant de vous trouver l’autre jour dans votre bain, en train de lire mes Réflexions sur les causes des vents , que je n’ai pas su résister au plaisir de faire rire Mademoiselle de Lespinasse qui a pour vous des sentiments tout maternels.

Madame du Deffand (un peu piquée) : Mais à moi, vous me l’avez caché, d’Alembert, et je découvre à l’instant ce trait qui frapperait tout autre de ridicule, mais qui, chez vous, cher Marquis, revêt le plus grand charme, et devient même la marque du génie.

(Condorcet, gêné, se plie plusieurs fois en deux)

Julie de Lespinasse : (Riant)

Vous faites fort mal, mon cher, de lire ce méchant livre dans l’eau, parce que les vents excitent des tempêtes !…

(Rires de tous sauf de Rousseau)

Rousseau : (à Condorcet)

Puis-je vous demander, Marquis, sur quoi portent vos travaux actuels ? On dit, à juste titre, que votre jeune âge n’attend point le nombre des années…

Condorcet : Vous êtes trop bon, Monsieur. Je prépare un essai sur le calcul intégral, et il est vrai que ces recherches absorbent tout mon temps.

Rousseau : En ce cas, vous connaissez la solitude, la vraie solitude, celle qui m’est si chère et dont l’homme ne peut pas se passer, s’il veut retrouver en lui la parcelle de bonté originelle qui lui a été octroyée.

Condorcet : Je ne saurais dire, Monsieur Rousseau, si la solitude requise par les mathématiques me rapproche d’une quelconque bonté ; j’en doute. Ce que je peux dire, c’est que l’abstraction et la logique m’éloignent moins du monde qu’il n’y paraît. Car, selon moi, les mathématiques ne sont pas un jeu solitaire, mais un moyen de faire progresser la connaissance des objets du monde, et de l’homme en particulier.

Rousseau : Permettez-moi une objection, cher Monsieur. Croyez bien que, dans mon ignorance, je ne peux être que votre stupide admirateur, et si j’avais à renaître, je tâcherais d’être votre disciple pour mériter un jour d’être votre émule et votre ami. Mais ce que vous venez de dire réveille le scepticisme que m’inspirent les philosophes des Lumières. Ils se sont instaurés philosophes comme si la philosophie était née avec eux, et en même temps, ils ne quittent pas le terrain de l’évidence matérielle, bien assis sur le corps des vérités soi-disant définitives que la physique a pu constituer.

Condorcet : C’est un fait que depuis Descartes et Galilée, la physique a vu toutes ses entreprises récompensées par le succès.

Rousseau : C’est bien cela !… Mais il y a un saut que vous négligez : passer de la physique expérimentale des vents, par exemple, ou des corps solides à celle des mœurs, des sociétés, et pourquoi pas, du train dont vous y allez, à celles des intérêts et des plaisirs, implique que l’on ne se débarrasse pas de l’âme par un tour de passe-passe !

Julie de Lespinasse : Cette magie-là ne saurait être votre fort, cher Monsieur Rousseau, l’âme est partout chez elle dans vos livres ! Vous en prêtez même une à la nature ! Mais, je ne dirais pas pour autant que l’âme déserte la pensée de Monsieur Condorcet, loin de là ! Il espère pour les femmes et pour les opprimés une condition meilleure et il entend mettre ses travaux au service d’une plus grande égalité. N’est-ce pas mon très bon et très cher Condorcet ? Nous nous sommes plus d’une fois entretenus de ces exaltants projets et je peux attester, car votre modestie vous interdit ici de vous défendre, oui, j’atteste de votre grandeur d’âme !

Madame du Deffand : Nous autres femmes, nous avons obtenu que l’on nous reconnaisse une âme, qu’elle soit grande ou pas. A défaut d’une égalité qui ne viendra probablement  pas avant les kalendes grecques, n’avons-nous pas fait reconnaître la singularité de l’âme féminine en notre temps où nous aurons été au centre de la vie culturelle et politique ? Qu’espérer de plus ?

Condorcet : Tout de même, chère Marquise, il y aurait, par exemple, à dénouer le paradoxe qui veut que les femmes soient jugées dignes de la royauté ou de la régence, et indignes de voter !

Rousseau : Leur véritable dignité réside peut-être ailleurs, n’en déplaise à vos louables intentions, dans des retrouvailles avec une vertu plus originaire. Mais tout cela laisse la question que je vous ai posée, sans réponse. L’âme ne se trouve pas dans les urnes éléctorales, que je sache !

D’Alembert : Je peux essayer de vous répondre pour mon jeune ami certainement impressionné par votre réputation, mon cher Rousseau. Et je peux le faire d’autant mieux que nous avons tout de même beaucoup parlé ensemble tous les deux, et que, vous le savez, dans le « Discours préliminaire de l’Encyclopédie », j’ai félicité Locke d’avoir « réduit la métaphysique » à ce qu’elle doit être en effet, la physique expérimentale de l’âme ». Dès lors, s’il peut y avoir une physique expérimentale de l’âme, on pourra passer sans trop de peine à la physique expérimentale des mœurs, à celle des sociétés, etc…, etc…

L’impasse dont vous accusez notre talentueux Condorcet n’existe donc pas, pour la seule et bonne raison que l’esprit philosophique remonte à la source de tout. Vous ne pouvez donc pas faire main basse sur l’origine, mon cher. Elle nous incombe aussi en partage. Ce qu’il importe d’établir, c’est qu’à l’origine, il ne se passe rien de surnaturel.

Rousseau : Oui ! C’est ainsi que l’on réécrit la Genèse : (d’un ton ironique) : au commencement était le mouvement. Ou encore : au commencement était la sensation…Le pire est que vous vous croyez avec cela au comble de l’audace et de la révolution. ( criant presque) Alors pourquoi vous empressez-vous de rassurer les princes ? Cher Frédéric par-ci, chère Catherine par-là !

Jusqu’aux bourgeois qui sont vos clients et qui vous lisent, car ils sentent bien que vous ne voulez rien bouleverser ! « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes », n’est-ce pas cela que vous leur dites, mon cher Pangloss, je veux dire, mon cher d’Alembert ?

Madame du Deffand : Même si j’ai pu, moi la première reprocher aux Encyclopédistes d’être trop facilement contents d’eux, ne trouvez-vous pas, Monsieur Rousseau que votre ton monte un peu trop haut pour mon salon et pour l’assemblée qu’il rassemble?

Ce sont donc tous ces tiers qui vous mettent hors de vous ?

Julie de Lespinasse : Ce cher Monsieur Rousseau a d’ordinaire pour interlocuteurs les arbres de la forêt, les oiseaux.

N’oubliez pas, Madame, que la nature est son asyle, et que s’il est ici, ce soir, c’est à pied qu’il est venu de Genève, afin de toujours rester en contact avec elle.

Rousseau : (exaspéré)

Assurément, et je ne vais pas tarder à y  retourner de ce pas ! Vous me pardonnerez, Mademoiselle, mais vous êtes seule à m’entendre et je sais, hélas, trop bien distinguer les petits complots mesquins ourdis contre moi.

Mais, pour l’heure, veuillez m’excuser, Mesdames, de quitter votre compagnie… pour un instant seulement.

(Il sort)


Scène 4


Condorcet : Eh bien, cela est fâcheux…., très fâcheux. J’allais le questionner sur sa conception du mariage et du couple, que je trouve un peu étroite. Pour ma part, je ne crois pas que le mariage nourrisse beaucoup le sentiment amoureux, ni même qu’il soit indispensable.

Madame du Deffand : N’ayez crainte, mon cher Condorcet, il va revenir ! C’est donc vrai ce que l’on dit de lui, qu’il ne peut rester cinq minutes dans un salon sans sortir pour chercher un petit coin ! Et encore n’y parvient-il pas toujours à temps !  On comprend qu’il soit plus à l’aise dans les forêts et que les arbres lui soient d’un grand secours…

Julie de Lespinasse : C’est peut-être dénaturer l’amour sincère que Monsieur Rousseau porte aux lieux solitaires.

D’Alembert : (ironique)

Oui, chère Julie, vous ne croyez pas si bien dire !

(Rire gêné de Condorcet, rire franc de Mme du Deffand)

Julie de Lespinasse : Mais que disiez-vous donc, mon cher Condorcet, à propos du sentiment amoureux ?  C’était passionnant !

Condorcet : Euh !…

Madame du Deffand : Oui, je ne sais ce que vous espérez tant du sentiment amoureux, cher Marquis, mais je ne peux que vous rejoindre pour ce qui est du mariage, et de la famille telle que Monsieur Rousseau la conçoit : repliée sur elle-même, entre fêtes villageoises, vendanges et marmots… Et encore, si le moindre tiers l’incommode au point qu’il s’enfuit du salon comme un lièvre, lui-même n’y tiendrait sans doute pas. Ce serait encore trop pour lui ! Avez-vous remarqué ? Il est totalement dépourvu d’esprit !

Enfin, demain, nous écrirons tout cela à ce cher Voltaire, afin de donner notre propre version de l’incident. Avec un pareil atrabilaire, on ne sait pas quelles proportions cette peccadille peut encore prendre.

Julie de Lespinasse : On peut le craindre, hélas, et il nous faudra à nouveau prendre la plume plus d’une fois pour apaiser les esprits ! Quoi qu’il en soit, mon bon et très cher Condorcet, je tiens à vous le dire : votre âme est ennemie de l’oppression et c’est pourquoi elle atteint à cette qualité.Toutefois, entre votre façon de voir et celle de Monsieur Rousseau, j’avoue que je suis partagée. J’ai l’impression qu’il y a du bon dans les idées de chacun de vous deux…

Madame du Deffand : (agacée)

Oui, oui, nous savons cela ma Reine : (imitant Julie) « Je suis assez heureuse pour aimer à la folie les choses qui paraissent les plus opposées » !

Mais au fait, cher d’Alembert, si vous nous imitiez Monsieur Rousseau, vous qui y mettez tant de talent ?!

D’Alembert : Ce n’est peut-être guère charitable, en la circonstance, chère Marquise. Il pourrait nous surprendre ! Et il doit se sentir plus seul et malheureux que jamais. Il  convient peut-être que nous vous laissions. Ce n’est pas vraiment vous abandonner. Nous ne doutons pas que votre esprit vous offrira plus d’une parade pour faire face au chaos qui vous est annoncé !

Madame du Deffand : Non, cher d’Alembert, je ne souffrirai pas que vous me quittiez avant de m’avoir ramenée à la vie, après tout cet ennui ! Quant à Monsieur Rousseau, il n’en saura rien. ! C’est tout à fait entre nous, n’est-ce pas ? (regardant Julie et Condorcet qui acquiescent.)

D’Alembert : Comme toujours, vos désirs sont des ordres, Marquise.

(Il se concentre et s’éclaircit la gorge, avant d’imiter Rousseau)

« C’est ainsi que l’on réécrit la Genèse : au commencement était le mouvement. Ou encore : au commencement était la sensation…Le pire est que vous vous croyez avec cela au comble de la révolution ! »….

(Condorcet et d’Alembert sortent, ce dernier emporté par la fougue de sa tirade et en riant)

(Rires de l’assemblée)


Scène 5


Madame du Deffand (encore en train de rire) : Ah ! que ce d’Alembert sait être drôle quand il le veut ! Un véritable mistigri ! Quelle légèreté ! Ce n’est pas comme votre lourdaud de  Rousseau !….Pourquoi cela le rend-il à moitié fou qu’il y ait des possédants et… comment dit-il déjà, des dé-possédés ? Pourrait-il en aller autrement, ma Reine ?

Julie de Lespinasse : C’est que pour Monsieur Rousseau, Madame, il existe une inégalité qui repose sur ce qu’il appelle, je crois bien, un contrat…

Madame du Deffand : Un contrat ? Mais alors, tout va bien s’il y a un contrat !

Julie de Lespinasse : C’est que… pour Monsieur Rousseau… il s’agit, Madame, d’un contrat douteux…

Rousseau : (il entre, il a entendu)

Vous m’avez tout à fait bien compris, Julie !  Combien de fois m’est-il arrivé d’entendre, ici et là : «  Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvres, faisons donc un accord entre nous : je vous permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donniez le peu qui vous reste » ?

Madame du Deffand : Eh bien !, n’est-ce pas là charité envers le prochain ?

Rousseau : Un prochain bien étrange, pour ne pas dire étranger ! Ou bien lointain… !

Madame du Deffand : Proche…lointain… ! Vous jouez de ma cécité, cher Monsieur, car il y a belle lurette que je ne mesure plus les distances !

Rousseau : Ce en quoi, Madame, vous êtes le parfait exemple de cet étranger que l’homme est devenu à lui-même ! Il ne sait plus se retrouver. C’est de cette impossibilité de se rencontrer avec lui-même que naît ma seule folie de philosophe : croire que la liberté de l’homme n’est pas encore advenue ; non, ni ce jour,  ni même demain, tant que notre société ne sera, si elle ne peut rien offrir d’autre qu’une forme   dégénérée de la nature humaine qu’un lieu de perdition.

Madame du Deffand : (à Julie)

Je vous le disais bien mon enfant ! Entre deux maux, préparez-vous à choisir le moindre : le couvent ou bien le retour à la forêt avec, pour seule compagnie, celle des ours !

Julie de Lespinasse : Un instant, Madame ! Avant que de réunir mon viatique, permettez-moi de questionner Monsieur Rousseau sur la contradiction qu’il semble entretenir :

(Se tournant vers Rousseau)

Monsieur Rousseau, supposez-vous que l’homme est bon par nature, mais que c’est la société qui le corrompt ?

Rousseau :  (à Julie)

Hélas, chère enfant, ! Je crains que  l’attrait que vous avez porté à mes écrits, ne soit à la hauteur d’une affreuse méprise.

La nature que j’évoque, n’a jamais existé, n’existe pas et n’existera jamais.

De même, je fais peu de cas de ce bon sauvage, de cet être simple et rustre, dont on veut m’affubler.

(à Madame du Deffand)

Quant à vous, Madame, comment pouvez-vous me prêter aussi peu d’entendement pour imaginer que la Nature me paraît un état idyllique ? Non, ce que je veux dire est pire : à l’origine, nous avons bien un animal stupide et borné. Mais  la nécessité de vivre ensemble, à laquelle celui-ci aspire naturellement et qui a trouvé forme dans la société actuelle, ne le ramène-t-elle pas bien en dessous de  son état premier ?

Telle est la tragédie de la nature humaine : l’impossibilité pour l’homme de ne pas tendre vers l’état de société qui pourtant le dégrade.

Madame du Deffand : Je ne peux en entendre plus ! Quoi d’autre que la société pour arracher l’homme à sa condition d’être borné et stupide ?

Rousseau : La société, certes ! Mais celle à venir, dans ce qui pourrait bien être une révolution.

Madame du Deffand : Que voulez-vous dire, Monsieur Rousseau ? Qu’il y aura un peu de tapage ?!

Rousseau : Je reconnais bien là le ton de votre ami, Monsieur de Voltaire ! Mais le mouvement dont je vous parle n’est pas celui qui cause les vents, mais bien celui qui dévoile enfin la confusion entre le fait et le droit, et démasque les causes de l’inégalité sociale.

Madame du Deffand : Je vous trouve bien présomptueux, Monsieur, de prétendre vous substituer à Dieu, lorsqu’il il s’agit d’éclairer nos choix entre le Bien et le Mal ! Entendez-vous cela, Julie, Monsieur Rousseau nous fait l’apologie d’une société qui se passerait d’avoir en son cœur les lois divines comme fondement ?

Julie de Lespinasse : Mais comment, Madame, pouvez-vous tout à la fois ne plus croire en Dieu et ne pas pouvoir vous passer de lui pour le reste…, je veux dire pour ce qui vous convient ?!…Comme si Dieu était devenu le préteur sur gages d’une société qui ne tient plus que sur ses avances…

Madame du Deffand :  (tentant de répondre à Julie, mais interrompue par Rousseau)

Mais quelle insolence, Julie !…

Rousseau : … et sur une conception abusive du péché originel, qui prive l’homme d’un rapport à sa nature véritable, en le plongeant dans une obscurité qui profite à quelques-uns. Car s’il existe un péché, le seul véritable péché qui soit, c’est bien la corruption de cette nature !

Julie de Lespinasse : Je me perds, Monsieur Rousseau. Vous affirmez d’une part, la bonté naturelle de l’homme et de l’autre, l’état de société comme lieu d’oppression.

Dans le même temps, vous soutenez qu’il ne s’agit pas de retourner à cet état de nature, tant celui-ci n’existe pas, mais que l’on ne saurait comprendre l’état de corruption de la société sans l’état de nature ? Cependant, me contesterez-vous que le progrès est inséparable de la condition humaine ?

Rousseau : N’allez pas si vite, chère Mademoiselle ! Votre jeunesse  vous porte à un enthousiasme qui prendrait le génie humain pour seul point d’horizon.

C’est négliger ce qui peut seul lui donner un sens : je veux parler de la perfectibilité humaine.

Madame du Deffand : Vous nous demandez là de croire à l’impossible !

Rousseau : C’est effectivement un chemin, Madame, qui n’est pas gagné d’avance. L’homme n’est jamais suffisamment homme pour être libre. Ce qui fait son humanité, c’est pourtant d’honorer le droit inaliénable qu’il a de le tenter et je dirais même la force de ce droit.

Julie de Lespinasse : Quel paradoxe ! Etre forcé d’être libre !

Rousseau : Mieux vaut tenter de soutenir ce paradoxe, chère Julie, que de souscrire aveuglément…(regardant Mme du Deffand avec insistance) … à l’ordre institué qui n’est qu’un simple déguisement, un paraître qui dénature l’Etre. Travestissement en force qui porte atteinte à la Liberté, en d’autres termes à la liberté des autres. Votre salon n’en est-il pas la preuve la plus affligeante ?!

Madame du Deffand : Je ne saurais en entendre plus, Monsieur Rousseau, et vous demande de vous retirer sur le champ !

Rousseau : Votre injonction Madame, m’invite à ce retour à la nature où je puise, ne vous en déplaise, ce qui fonde à la fois ma liberté et le seul rapport que nous puissions avoir à nos semblables.

(Rousseau quitte le salon)


Scène 6


Madame du Deffand : Ne vous y trompez pas, Julie, il n’est pas ce que vous imaginiez, un rêveur solitaire ; c’est un fanatique !

Julie de Lespinasse : Un solitaire…

Madame du Deffand : Heureusement qu’ il l’est …Vous vous imaginez s’il ne l’était pas ?!

Julie de Lespinasse : Il se passerait quelque chose ?

Madame du Deffand : Vous ne voyez pas ce qui se passerait s’ il n’était pas seul

avec ses pensées , si elles courraient dans la rue ?

Julie de Lespinasse : Elles courent bien dans nos salons !

Madame du Deffand : Oui, mais nous sommes des gens qui vivons dans le monde, Julie !

Julie de Lespinasse : Et alors ?

Madame du Deffand : Les gens qui vivent dans le monde, savent que certaines choses peuvent être dites entre eux et pas au reste du monde.

Julie de Lespinasse : Vous voulez dire que si les idées de Monsieur Rousseau restent entre nous, dans nos salons, elles restent … ?

Madame du Deffand : … des idées !…

Julie de Lespinasse : … des idées sans conséquences ?

Madame du Deffand : … des sujets de conversation… a-mu-sants.

Julie de Lespinasse : Ce que dit Monsieur Rousseau de l’injustice du monde n’a pourtant rien de léger !

Madame du Deffand : Notre rôle est de le rendre léger, et même, amusant !

Julie de Lespinasse : Pardonnez-moi, Madame , vous allez peut- être me prendre pour une pécore, mais je ne conçois pas que l’on puisse s’amuser de tout.

Madame du Deffand : Pourquoi les Muses nous ont-elles appris le commerce des belles choses , Julie ? Parce qu’elles ont voulu que l’on puisse s’amuser de tout,  si l’on sait donner un tour plaisant aux choses.

Julie de Lespinasse : Et si je ne veux pas trouver plaisant, moi, que des gens souffrent de faim ?

Madame du Deffand : Est -il plaisant que je sois aveugle ?

Julie de Lespinasse : Certes, non !

Madame du Deffand : Pourtant ne fais-je pas en sorte que  la vie demeure plaisante ?

Julie de Lespinasse : Votre volonté de plaisanter des choses peut-elle se comparer à

celle des miséreux qui n’ ont certes pas la même possibilité que vous ?

Madame du Deffand : J’ai connu un temps où les frères prêcheurs passaient dans nos

campagnes , montraient à nos paysans combien la vie était plaisante, malgré les disettes. Les évangiles leur apprenaient que le pain de Dieu – l’hostie- était bien plus doux à l’âme que le pain des champs.

Julie de Lespinasse : Je rêve, Madame! C’ est vous qui ne croyez plus à ces sornettes qui dites cela !

Madame du Deffand : Oui, c’est bien moi, et, comme mon cher Voltaire, je le redis ! Pourquoi voudriez-vous désespérer les miséreux en leur disant la vérité ?

Julie de Lespinasse : En leur disant qu’ils n’ont rien à attendre du ciel ?

Madame du Deffand : C’est cela. Pourquoi faudrait-il le leur dire ?

Julie de Lespinasse : Parce que, Madame, s’ils cessaient d’avoir une réponse du ciel, ils pourraient questionner sur ce qui se passe sur terre.

Madame du Deffand : Voulez-vous dire qu’ils écouteraient alors les élucubrations de

votre Monsieur Rousseau sur l’origine des inégalités ?

Julie de Lespinasse : C’est bien ce que je veux dire : s’ils cessent de croire que ce

n’est pas le bon Dieu qui a donné leurs châteaux aux rois , leurs salons aux marquises …

Madame du Deffand : Eh bien ?

Julie de Lespinasse : Eh bien, ils découvriraient que ce n’est pas Dieu mais les hommes qui ont fait l’injustice, et que ce qui, un jour , a été mal fait…

Madame du Deffand : … pourrait être défait?

Julie de Lespinasse : Oui pourrait être défait et refait autrement.

Madame du Deffand : Est-ce vous, petite hypocrite, qui jouissez des privilèges que je

vous fais partager, qui osez aujourd’hui les critiquer ?!

Julie de Lespinasse : …C’est bien parce que l’hypocrisie n’est pas mon fort, Madame, qu’il se pourrait dorénavant que je décide de préférer la compagnie de ceux qui n’acceptent plus cette hypocrisie dont vous parlez si bien.

(Elle sort , la Marquise reste seule).

 

LE RIDEAU TOMBE

 


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