“La respiration
entre deux abîmes,
entre deux plongeons.
Entre deux nuits
Le plongeon vers le pourpre inouï,
La connaissance par les gouffres
Entre deux plongeons,
une respiration, un souffle, un cri.”
Schiller
A quoi, à qui résistons-nous ? Très certainement à nous-mêmes, aumoins à notre existence comme la tentative d’arrachement aux tumultes des flots, au devenir qui ouvre sur l’indétermination, à la destruction.
Lutte effrénée et démesurée avec la mort, dont l’esquisse laisserait, – au-delà d’un simple face à face, découvrir l’horizon de la singularité. Le corps reçoit tel un réceptacle, de ce qui n’est pas, d’un au-delà nommé résistance, la possible advenue de son intérieur, de sa cohé-rence.
Condition extérieure d’une ouverture, d’une expression intérieure, elle est point de focalisation qui n’a ni épaisseur ni consistance vers lequel toutes les lignes de puissance du corps convergent et en révèlent la modalité d’existence.
Pensée d’un point de captation, de mise en tension, la résistance est toujours non-résistance, elle est exclusivement fabrique de l’unité dès lors que cette résistance est pour un corps, pour ce corps (1).
De la résistance entendue comme ce qui fait retour au corps, un sens se dévoile, suffisamment évocateur pour faire droit à «cette chose» à laquelle le corps ne peut se soustraire et qui se pare d’un autre corps.
Elle opère comme une limite sans être limite, “limite-bord”, de l’univers monadique, sans porte ni fenêtre qu’elle soutient. Le corps du danseur qui s’enveloppe de l’espace qu’il sculpte, qu’il découpe, ne pourra jamais s’affranchir de cette rencontre au risque de ne plus être corps dansant, -cela, pas plus que n’importe quel autre corps ne peut faire l’économie d’un être-avec les autres corps.
L’impossible auquel le corps se confronte n’est pas pour autant destruction mais découverte d’une limitation, de ce qui fait bord, et dont le franchissement, – en excédant sa puissance, détruirait sa modalité d’existence. Trace du mouvement inhérent à l’existence, la lutte des corps se donne comme le chemin de la négation à la destruction, or, parcouru par les pas du danseur, celui-ci devient chemin de la négativité.
Alors, la résistance n’est pas, plus, un ceci, entendue comme négation,pas plus qu’il n’y aurait de résistance à cela, comme opposition, mais création continuée d’une existence dès lors qu’elle inaugure une géographie des puissances, une topographie de la potentialité.
Le mouvement du danseur, s’il se heurte apparemment à ce qui le rend possible, aux lois de la pesanteur, appelle à la tentative de dépassement. Invitation à l’existence, à épuiser la puissance du corps, y compris le possible, parmi tous les possibles, d’une existence du corps «hors substantialité» soustraite à la fixité des conditions spatio-temporelle, celui de ne plus être corps.
Ce dépassement prend la forme d’une conversion, celle du passage d’une résis-tance entendue comme négation, au sens dedestruction, à une résistance comme création lorsqu’elle fait entendre la négativité comme temps pour qu’advienne la totalité des possibles. Le pas du danseur, comme figure de la négativité, atteste de cette fébrile tentative lorsqu’elle laisse surgir l’existence dans ce pas.
Le geste voit alors le jour, prend à la lettre, le pas sur le mouvement et confère au corps du danseur sa cohérence, issue de ce dépassement qui fait surgir lecorps dansant.
L “il y a” du geste n’est plus l’effet d’un corps mais la modalité singulière de l’expérience particulière qu’un plan d’immanence se déploie, s’éprouve et traverse le corps.
Sortir de l’indistinct, de l’informe est d’une nature autre que l’empreinte d’une coupure, elle est la trajectoire où s’éprouve la limite dans l’illimité. Travail de la variation, des courbures, la résistance capte la puissance des corps, l’actualise au travers d’un dépassement, et transfigure l’arrachement en surgissement. Comme un prisme, ce qui se voit du dépassement se manifeste comme dévoilement.
Production de sens, l’orientation des pas du danseur est aléthéia. La Vérité dans le geste – non comme accès au dévoilé à l’insaisissable en soi, mais comme pur travail de dévoilement. Cette dimension travaillante qui absorbe la vérité au sens du geste est le verso du plan d’immanence, son pôle positif accordé à la négativité, au pas du danseur, consubstantiel au verso de ce même plan qui en est le pôle négatif, le pas de la négation.
Élaboration d’une tension, révélation d’une existence, la résistance construit une politique des corps au lieu de la Vérité qui n’est pas juxtaposition mais alchimie, ondulations, vibrations. Elle tisse comme une toile l’unité singulière des corps, leur inscription, leur modalité d’existence inséparable de ce continuum qu’est la réalité.
Cette politique des corps découvre que son principe est art, au sens d’articulation, de création de sens. À ce titre – de l’usage du titre que l’on accorde aux alliages des matériaux, la résistance est ce qui fait principe à la politique des corps, parce qu’en dehors des corps, de tout corps, elle est dans l’entre-deux des corps.
Elle circule, fraye, articule, distribue, voire ordonne la réalité. L’Archè (principe) d’une politique des corps se soutient dans le même temps de la forme de ce “pas de Deux”.
Conservation d’un lieu vide. Ce pourquoi, la négation du deux, comme affirmation de l’Un de la puissance du corps, peut soutenir parallèlement l’orientation résolument créatrice de ce pas de deux du danseur. Matrice pour une fondation, le pas de deux, le pas deux est la résistance tant politique que psychique.
Au-delà d’un face à face, toujours dans le pas de deux, la politique des corps dessine la forme (eïdos) du corps politique, elle fait émerger la dualité de l’unité de la réalité.
Peut-on entendre alors la résistance comme “point prismatique” qui fait de l’art l’essence du politique ?
Dans cette attente, toujours est-il que la négation du deux serait l’expression de la puis-sance du corps à entendre comme un dépassement toujours fait d’une promesse, à jamais réalisée et donc toujours à venir. N’est-ce pas faire droit en ce cas à l’effectivité du politique comme l’inscription au sens d’une trace, celle du réel du corps, et ce, au-delà de la simple réalité du corps?
Si tel était le cas le corps politique, celui d’une institution analytique, est au plus près de cet impossible lorsqu’il fait l’épreuve en son centre de la résistance, et plus particulièrement de la résistance à la psychanalyse elle-même.
Dévoilée par les effets du dispositif de la passe, qui souligne en négatif qu’il n’y aurait pas «d’essence du politique» en dehors d’une résistance – qui rend possible un geste, la résistance se contient toute entière dans le faire de l’artiste, dans le pas du danseur.
Alors, elle atteste, autant qu’elle rend compte du mystérieux conflit originel en faisant droit à du rien qui n’est pas rien. Ce rien infinitésimal qui fait le tout, ce rien imperceptible qui nous laisserait entendre que si l’inconscient c’est le politique, alors se dévoile toute la violence de l’étonnement dans le déroulé ultime du poignet qui emporte la danseuse de flamenco que le politique …est l’esthétique.
Frédéric b.
Daniel Dobbels, in « Ouvertures» dans Danse et politique. Démarches artistiques et contexte historique, Éd. Centre national de la danse (CND) / Le Mas de la danse, p.19. Op.cit., «Les danseurs […] portent la concentration de leur force au point le plus extrême et le plus périlleux, au point le plus tourné versla limite extérieure […]. Cette concentration de force extrême doit se manifester comme pure potentialité comme ce qui reste à l’écart de l’acte. “Pourquoi tous ces gestes quiouvrent sur quelque chosed’incroyablement nondominant, non écrasant pourl’autre […], pourquoi tousces gestes ouvrant desespaces pour l’autresemblent-ils rester au seuild’un autre espace qui serait[…] celui du politique?” Op.cit., Daniel Dobbels, «Ouvertures», p.19