

Les représentations du grand public concernant l’argent dans la psychanalyse se construisent dans une société qui repose toute entière sur les prolongations de l’idéologie utilitariste (2) dont S. Mill et J. Bentham furent les figures dominantes. Le mot d’ordre étant que ce qui est vrai est ce qui fonctionne. Autrement dit, il s’agit de faire de l’efficace le critère du vrai. Ce pliage n’est pas sans conséquences sur les capacités que possèdent nos contemporains à construire leur subjectivité.
En effet, reconnaître que la vérité ne s’élabore plus dans le schème que nous offrait la conception grecque d’αληθεια, l’alèthéia, une pure opération de dévoilement, enveloppant une dimension qualitative, c’est implicitement faire droit à une élaboration de la vérité en termes quantitatifs, voire calculables.
C’est pourquoi il est possible, dans un tel contexte, de concevoir que le déploiement d’une interrogation concernant l’argent est d’autant plus nécessaire qu’urgente.
Urgence dans la mesure où l’on se doit de prendre en charge une subjectivité qui ne s’autorise qu’à confondre les circuits du désir avec la lisibilité que constituent les courbes des indicateurs et des agrégats économiques. La matérialisation, si l’on peut dire, s’exprime, par exemple, dans le constat de ce vrai-faux procès, que les tenants des thérapies comportementales et cognitives livrent à la psychanalyse. Ces derniers tentent de protéger et d’avertir les usagers de la séduction qu’exercent les psychanalystes sur leurs patients pour mieux les arnaquer sur une possible guérison, au bénéfice pur et simple de leur porte-monnaie.
Dès lors, comment entendre le silence assourdissant dont la littérature psychanalytique fait preuve concernant l’argent, tant il est visible que la subjectivité contemporaine se tisse, s’élabore au lieu du comptable, de l’évaluable ?
Ne faut-il pas reprendre à nouveaux frais cette question, en supposant qu’elle est le point d’une articulation entre, d’une part un actuel des nouvelles formes de subjectivité et, d’autre part, le travail analytique dont elle est la modalité d’accueil ?
Il semblerait que le plan de l’être, dans lequel se développe et s’écrit une subjectivité, se confonde avec cette dimension de l’avoir, laquelle, dans notre modernité, enveloppe le sujet. Ainsi se dessineraient les contours d’un paradoxe, confirmant la nécessité de la clinique analytique, dans laquelle s’entendent les nouvelles expressions symptomatiques, tout en rendant im-praticable, illisible, l’effectivité de l’analyse, comme expérience d’un réagencement des rapports au monde pour un sujet.
Faire droit à cet antagonisme, c’est peut-être engager la question du statut de l’argent dans la cure, de manière à concevoir comment, s’il peut être encore un principe pour le voyage analytique, il demande à être ré-inventé à chaque demande, tout autant qu’il consacre la coupure qu’effectue le sabre de la parole, seule arme dont dispose le psychanalyste.
Conditions
La capacité de mobilité constitue le pouvoir même du propriétaire, de celui qui détient les moyens de production si l’on se réfère à la terminologie marxienne. Outre le fait d’une distinction conceptuelle forte entre le prix et la valeur, Marx a montré comment la culture, issue du discours de la classe dominante, n’était qu’une superstructure, ayant pour fonction de légitimer en retour l’idéologie sur laquelle se conçoit le rapport de production d’une société.
Orientée toute entière vers la spéculation, cette culture permet au propriétaire de se maintenir dans les effets d’une toute-puissance qui n’est autre que le versant de la jouissance, celle d’une possible plus-value, entendue comme un plus-de-jouir.
Peut-être, est-ce là, ce que nous pourrions nommer la jouissance comme-une. Reste, que l’effet même d’une spéculation est davantage de reconnaître une place de sujet, même au prix d’un sujet jouissant, lié à la possession, plutôt qu’aux expressions du désir, d’autant que l’on voit mal comment la jouissance peut se passer de sa spécificité, de son propre (3), que sont les effets liés à la possibilité de la perte.
On peut entendre par ce biais que la construction imaginaire à l’argent n’est plus inscrite dans la capacité qu’elle offre, mais bien davantage à la confusion et cela au nom même d’une substitution de fonctions, entre l’argent conçu comme moyen, à l’argent comme finalité.
Transformation, conversion certes, mais surtout construction d’une réalité qui s’exprime dans un jeu de miroir. L’économie libérale se construisant alors symétriquement comme le nouveau paradigme d’une économie psychique. De fait, qui oserait encore accorder du crédit, de la potentia, au rêve, à de bons mots, dont il faut reconnaître qu’ils témoignent d’une subjectivité vivante, lorsqu’elle laisse échapper quelque chose ?
Ainsi, dans Le bon mariage, Jacques Nassif souligne qu’une conversion est nécessaire à opérer concernant la place de l’argent dans le monde économique et le monde psychique.
« Ce que paie un salaire […], c’est la possibilité de pratiquer une exclusion de ce qui fait la vie du sujet, dans son lieu de travail. Ce que paie un patron, quand il n’abuse pas de la situation – et l’abus et toujours comme par hasard sexuel –, c’est la possibilité de soustraire un sujet aux préoccupations de la vie privée. Or dans l’analyse, ce que paie un analysant, c’est la possibilité de faire partager à un autre les préoccupations que sa vie intime lui inspire. » (4)
Nous pourrions entendre cette lecture comme l’effet d’une convention, celle qui consisterait à attacher un prix, une valeur aux inventions d’une subjectivité.
C’est en ce sens que la question de l’argent posée classiquement, comme celle d’un détachement, d’une séparation, peut s’articuler à un prix, dont Freud investira le sens, en attribuant aux fèces un statut d’équivalent métaphorique dans la construction psychique de l’enfant.
C’est aussi dans cette perspective, celle d’une exclusion, pour une autre inclusion, l’inclusion de l’Autre, que peut permettre l’effet de l’analyse, celui qui consiste non pas à adhérer au monde mais à être au monde, pour ne pas dire habiter celui-ci.
Cependant, bien que l’hypothèse d’une lecture de la règle concernant l’argent ouvre sur un statut précisément inversé, entre une économie de la psyché et une économie du monde, et cela au nom du dispositif analytique, il faut remarquer que la capacité de produire du décalage est ipso facto présente au cœur de la notion d’exclusion. Cette supposition implique qu’une subjectivité soit déjà quelque peu élaborée et payerait pour savoir ce qu’il en est de son désir, créditant ainsi une valeur aux œuvres de l’esprit.
Ce qui revient à dire que l’argent est à situer comme la possibilité, le moyen pour un sujet d’advenir, tant qu’il n’inscrit pas son rapport au monde dans une quantification. À l’opposé, si l’on peut dire, il en va tout autrement dans la clinique contemporaine, si l’on considère des demandes analytiques, autant légitimes que nécessaires, élaborées dans des subjectivités peu construites, et pour le coup, n’étant pas structurées sur les modalités d’un tel écart.
N’est-ce pas ce que nous entendons dans l’expression « je n’ai pas les moyens de faire une analyse » ?
L’argent ne serait pas à placer du côté de ce qui peut permettre d’accéder à une quelconque valeur, et certainement pas celle de la perte, mais révèlerait la substantialisation de l’adéquation entre argent et valeur, jusqu’au point de leur confusion.
Ainsi, je recevais, il y a quelques jours une personne qui m’a fait entendre cette question. Après m’avoir dit, qu’elle traversait des crises d’hypocondrie, davantage à entendre comme une construction phobique, ce qui a son importance, cette jeune femme est venue à parler de l’argent en fin de séance. Elle me demanda de lui faire une feuille de soins, ce à quoi je lui répondis par la négative, n’étant pas médecin.
Il s’engagea alors une conversation, dont la teneur pourrait être résumée dans le propos suivant qui me fut adressé : « Vous gagneriez plus à me faire une feuille de soins, et moi je ne vois pas, alors que je bénéficie d’un système de protection sociale, pourquoi j’aurais à perdre. » Je prenais pour elle la place d’un sujet sachant, relatif à la figure du médecin.
Or, au lieu de l’analyste, j’avais bien entendu l’impossible, le réel sur lequel le phobique vient buter, autant que la place de l’argent dans le praticable analytique, qui était ainsi questionnée. Mon gain supposé devait se comprendre comme le fait de ne pas perdre.
Il nous semble que ce fragment clinique se confronte directement au présupposé évoqué ci-dessus, celui qui atteste d’un sujet non advenu, puisqu’il ne peut se résoudre à faire travailler, inclure son intime avec un autre, encore moins avec l’Autre.
Toujours est-il, qu’à défaut de trancher, de faire coupure, les petites coupures de cette patiente avaient bien une valeur, celle de se confondre avec un quantum non-assimilable à une quelconque forme de perte. À en rester à ce constat, on pourrait soutenir une certaine forme de la fin de la psychanalyse. Devant ce que l’on peut convenir d’appeler l’a-subjectivité de certains patients, la clinique m’ayant contraint à cette terminologie, ne sommes nous pas confrontés au renoncement de fait ?
Cependant, si les propos de cette patiente s’énoncent comme un début de vérité possible, c’est bien parce que nous n’aurions pas dû nous attendre à autre chose de la part d’une personne structurée psychiquement de la sorte. Comment cette jeune femme pouvait-elle se séparer de son argent, ou se séparer de toute autre réalité, si précisément un des propres de la structure phobique témoigne toujours de l’impossible opération que constitue la séparation ?
Sauf à se trouver confronté au réel, dans l’expérience du lien à l’objet phobogène, le phobique ne saurait s’autoriser un quelconque déplacement si celui-ci prend sens en termes de perte. Faut-il se résigner à entendre que la puissance des demandes analytiques, n’ont d’égal que la hauteur d’une impossibilité à les soutenir ? Devons nous entendre, que le prix, de la justesse entre la théorie et la pratique, se paye dans notre modernité d’un sujet tellement appauvri, qu’il n’aurait même plus la possibilité logique de soutenir son désir ?
Variations
La résistance dont témoignent certains patients, dès lors que les affaires financières s’engagent, pourrait dissuader d’entreprendre une partie dans laquelle, seul le formalisme des règles du jeu est entendu comme échange quantitatif.
Cette patiente n’a pu entendre, situer l’argent qu’au lieu du prix, c’est-à-dire lier la dimension de l’argent à une condition tarifaire et marchande d’un travail, tout en adressant dans sa réponse, et, à son insu, quelque chose de l’ordre du coût. Au-delà de l’impossibilité d’établir une feuille de soins, pour les raisons évoquées ci-dessus, il se dessinait les contours d’une confusion, pour ne pas dire d’un autre malentendu.
En effet, tout en baissant de plus en plus le prix de la séance, elle n’entendait pas qu’il s’agissait du coût, et par voie de conséquence il allait de soi que le prix ne pouvait rester que trop élevé, pour ne pas dire, pour le coup, dans un hors de prix.
Comme le fait très bien remarquer Serge Viderman (5), « le hors de prix n’est pas un au-delà du prix », mais davantage ce qui ne peut que trouver inclusion dans la catégorie logique du prix, pour pointer en quoi cette réalité échappe au prix.
Un confrère grenoblois nous exprimait, dans un cartel de pratique, son étonnement, lorsqu’il s’est laissé entendre dire d’une patiente : « Je n’ai pas à payer pour cela (6), je suis hors de prix. » Le hors de prix dit finalement la réalité de ce qu’est le coût, tout en sachant que l’un et l’autre ne peuvent s’équivaloir. Certes, nécessairement convoqué dans le prix, le coût n’est pas affaire de quantité, même si le quantitatif du prix demeure intrinsèquement noué naturellement avec le coût, ne serait-ce que pour en souligner l’inaccessible.
Ce nouage vient du fait que le prix ne peut être situé que comme une quantité évaluable et lisible seulement pour un acte qui s’inscrit dans l’économie du monde. Ce pourquoi, dans le dispositif analytique, il n’aurait de valeur qu’en termes de concept faisant accéder à la question du coût. Sait-on jamais ce que va coûter une analyse ?
La radicalité de la question fait plonger dans un abîme infini dont seule l’angoisse dessine et trace les perspectives, pour ne pas dire les lignes de fuites, comme seul l’effet de certains tableaux de la Renaissance sait en nourrir le secret.
Conjurer une telle angoisse revient à introduire un autre mouvement et par voie de conséquence une autre économie. Le point d’articulation que soutient l’argent au travers du prix dans le monde est en soi subordonné au fait de se heurter à cet incommensurable qu’est le coût. Il nous faudrait nous demander, en ce cas, s’il n’est pas non plus la forme hypostasiée de la tentative de représenter l’irreprésentable, de dire l’indicible, ou encore de faire entendre l’inaudible ?
Constitué comme équivalent général dans le monde, l’argent n’en n’est pas moins en correspondance avec la place d’un signifiant, et non des moindres (S1), dans la ronde des signifiants (S1 → S2). Cette place déterminante dans l’économie subjective atteste que le signifiant argent ne représente pas un sujet pour un autre signifiant, étant donné qu’en tant que pure forme vide, il ne possède que la capacité de tout dire, parce qu’il ne dit rien.
Au mieux en place de S1, signifiant maître, l’argent est in-signifiant. Dès lors, l’articulation coût-prix qui constitue le soubassement de l’argent sur la scène analytique, inaugure la possibilité de la parole pleine à laquelle un prix en monnaie sonnante et trébuchante est attribuable comme condition d’effectuation. Toutefois, le prix de cette parole pleine ne dira rien du coût, étant entendu que l’on ne saurait jamais à l’avance fixer les effets et le poids de cette parole pleine.
C’est pourquoi, il me semble, que les demandes analytiques qui ne sont pas soutenues, qui n’aboutissent pas en analyses, ne peuvent l’être, non pas eu égard à la méconnaissance de la puissance de la parole pleine, voir par un manque d’ouverture à l’ouverture, pour reprendre l’expression (7) de Michel Fennetaux, mais bien au contraire, par le fait du risque entre-aperçu que suppose cette parole pleine.
Cette hypothèse est d’autant plus déterminante, dès lors que la confusion coût-prix est entretenue comme dernière figure d’un « je n’en veux rien savoir, à aucun prix ».
C’est dans cette faille, cet interstice que le risque s’introduit, comme pure possibilité de perte, de s’y perdre. Or la perte, bien que présente, n’est effective que dans la dimension imaginaire, le monde des fantasmes, qui constitue l’étoffe de l’économie subjective. Le risque trouve son origine dans le sens que l’on attribue à la mise du joueur de poker (8), par exemple.
Introduire le risque, c’est mettre en avant la possibilité de la perte, c’est-à-dire toute la dimension inhérente au jeu. Le crédit attaché à l’argent dans l’analyse, s’il est bien pourvu d’effets réels dans la dimension de l’imaginaire, ne convoque pas moins la mise.
Ce sur quoi campent les patients n’est autre que l’inconciliable représentation d’un jeu dans lequel une mise est impossible, tant la lisibilité du gain se tisse dans un hors de prix, c’est-à-dire, ce qu’il en coûte de la parole. Fixés, moins aux contenus des représentations qu’à la rigidité sécurisante, et comptable, qu’elles procurent, les patients ne s’autorisent pas à jouer, ou à flamber, tant le gain pour une mise donnée se doit d’être visible et possible.
N’y a-t-il pas dans le processus analytique, qui suppose la perte comme valeur, donc comme gain, le fait même de considérer la mise pour parvenir au manque constitutif du désir ?
La mise serait alors un principe permettant de décoller le désir de la jouissance dans laquelle il se trouve empêtré. Faire de la mise un aiguillon, régulateur de l’économie psychique, c’est supposer qu’elle ne possède pas de pouvoir dans l’économie du monde, du moins immédiatement, parce que, dans ce cas, on ne pourrait rien entendre de l’équivalence d’un gain conçu comme perte. C’est déplacée sur la scène analytique que la mise trouve son effectivité, sa puissance, celle d’une dynamique de la parole, celle d’un en-jeu.
C’est à cette hypothèse que s’attache la nécessité dans la clinique, en particulier dans les entretiens préliminaires, d’inventer une écriture de la perte pour donner à lire et à entendre comment cette dernière est une valeur. Aussi, confronter à ces patients, qui n’en veulent rien savoir à aucun prix, l’offre que l’analyste se doit de maintenir, pour ne pas dire construire, est l’effet d’une parole quant à la mise en jeu. « Qu’est-ce que vous êtes prêt à mettre dans ce travail ? » est certes une question déroutante, tant l’analyste n’en sait pas plus que l’analysant, mais cela revient à poser le cadre d’une offre pour miser, entendre toute la portée du signifiant de l’en-je dans l’enjeu analytique.
Certes, il y aura bien perte au sens d’une quantité d’argent, étant donné que l’investissement financier ne procure pas un bénéfice immédiat, mais n’est-ce pas dans ce cas le dévoilement de la consistance de l’antitravail (9) que suggère Jacques Nassif ?
Prendre au sérieux le jeu, c’est s’ouvrir à la seule possibilité de l’esprit humain de saisir ce Je, ce sujet désirant, en comptant sur la possibilité qu’offre le jeu comme détour. À cet endroit se trouve le fait que l’analyse (ou/et l’analyste ?) ne se paye qu’en monnaie de singe, au sens où la monnaie vient singer quelque chose, au même titre que les conduites compulsives dites de fièvres acheteuses, qui singent et caricaturent une manière authentique d’être au monde.
Il y a quelque temps, un confrère rapportait comment une patiente, qui avait entrepris un travail depuis quelques mois, était venue lui nommer tout ce qu’elle pourrait faire avec l’argent des séances. Sur le mode d’un : « Je vais enfin vivre, je vais m’éclater, aller au Club Med, me taper des restos, des mecs, faire tout ce que j’ai toujours voulu faire », elle adressait à son analyste la potentia imaginaire de l’argent, liée aux effets de la jouissance. Cependant, dans la séance, elle déclara, avec assurance qu’elle ne reviendrait pas, et cela juste avant de faire entendre une parole vraie.
Elle adressa, fermement, au confrère comme un dernier petit supplément de certitude, ayant fonction de clôturer son discours, pour ne pas dire de le forclore, en évoquant ce qui la dérangeait depuis huit mois. Le store vénitien, déglingué à certains endroits, dessinait dans la géométrie horizontale des lames, un motif comparable à un trou dont la béance était tant incommensurable, qu’inconciliable. Elle aurait pu tout y mettre, comme elle l’avait évoqué précédemment, jamais, ce qui s’esquissait comme un manque à être, n’aurait pu se combler, et certainement pas dans l’amplitude de la jouissance.
La perte, pour le coup, était celle de supposer que toute mise débouche naturellement sur un gain, tel que l’économie de la jouissance l’ordonne. Peut-être faut-il avoir beaucoup perdu, pour faire de la perte la seule orientation d’une mise authentique.
Position
Cette perte sèche s’entend comme ce que produit, voire le produit, même de l’analyse, et, l’on ne saurait pas « mieux dire »10, au sens de l’éthique, comment celle-ci constitue la structure même de la vérité analytique. En effet, décoller le coût du prix, au sens où nous l’avons évoqué précédemment, c’est construire un parallélisme, un symétrique, qui n’est autre que reconnaître que la mise doit se confondre avec la perte.
On entend, dès lors, la conséquence logique, à savoir, que toute mise est d’emblée, et irrémédiablement perdue. C’est aussi l’envers de cette thèse qui exclut l’acte analytique d’un pur et simple chiffrage quantitatif, étant donné que ce dernier s’inscrit du côté d’un coût lié à la parole pleine et dont nous avons reconnu l’impossible prévisibilité quant à ses effets.
De fait, si le prix constitue la dimension imaginaire, celui d’une équivalence de représentation psychique, que le coût ouvre sur l’effroi du réel, et, que la mise peut se penser comme une loi au sens du symbolique ce nouage ne vaut, précisément ne fait valeur, pour l’analysant, qu’à reconnaître le désir de l’analyste. C’est le quart de tour que suppose le désir de l’analyste qui rendra praticable un autre travail de l’argent que celui d’une certitude arithmétique qu’offre le monde économique.
C’est pourquoi, peut-être jamais suffisamment psychanalyste, mais toujours à le devenir, il n’y aurait d’intérêts aux questions d’argent dans la psychanalyse que dans un « second temps », du côté fauteuil, du psychanalyste. Cela d’autant plus que l’analyste entendrait quelque chose de la valeur, celle de son acte, non pas dans une échelle quantitative, évaluable, mais comme la reconnaissance d’une parole vraie sur le monde.
Parole, comme le recto d’une feuille de papier, dont le verso n’en serait pas moins l’expression de l’inconscient. À supposer que l’argent articule les deux faces d’une même réalité, on serait alors en droit de se demander, au-delà de ces substitutions, celle d’un coût entendu comme le prix pour l’analysant et celle de la mise conçue comme perte du côté de l’analyste, ce que cela coûte à ce dernier d’être confronté à la plainte, à la misère psychique, dans toutes ses élaborations, à l’évocation d’une sexualité réduite à une quasi-absence de production fantasmatique ?
Peut-être s’agit-il, là, du prix de la vérité, celle du désir de l’analyste. Au patient, qui se soutient d’un « je n’en veux rien savoir », l’analyste serait dans un « je ne peux pas faire autrement, et j’en suis tout étonné ». Peut-être parce que la mise, dès lors quelle est comprise comme perte est le seul gain, unique, comme-un, celui de faire reconnaître à un sujet son unicité qualitative sur le mode d’une division quantitative. En procédant ainsi, la scène analytique s’invente comme un jeu, mais dont la nature du gain ne peut procéder qu’à partir d’une nouvelle définition : la perte.
Perte, d’autant plus légitime qu’elle constitue l’unité du sujet, dès lors qu’elle dessine l’horizon authentique dans le lequel ce dernier peut saisir un rapport vrai à la valeur. C’est peut-être, cette équation d’un gain comme perte, que l’analyste se doit d’entendre pour un autre, tant son désir, le désir de l’analyste l’y autorise de manière impossible. On serait tenté de penser que cette opération, pour ne pas dire le bénéfice, n’est rien d’autre qu’une construction de sens. Et si tel était le cas ne faudrait-il pas voir, toute la dimension éthique, qui, enveloppée dans l’acte analytique, se développe à l’occasion de cette question ?
Extension
À la différence d’un monde qui met en son centre le quantitatif, confondant le prix, le coût, jusqu’à destituer toute figure de la subjectivité au profit de l’usager, la scène analytique justifie la place de l’argent autant dans sa nécessité que dans sa légitimité. Nécessité logique, dans la mesure où la place accordée à l’argent dans l’analyse s’élabore comme un nouage dont les dimensions Imaginaire/Réel/ Symbolique peuvent correspondre au triptyque Prix/Coût/Mise, frayant ainsi une voie d’accès à la subjectivité, à la vérité du sujet dans son rapport au monde.
Légitimité, d’autre part, dans la mesure où la valeur du travail analytique, de cet antitravail, peut s’entendre comme la prise en charge de la dé-tresse d’un sujet n’ayant plus sa place dans le monde économique. La question de l’argent dans la psychanalyse bien qu’elle détermine un sens clinique, celui de restituer le coût du désir, n’en n’est pas moins pourvue d’une charge éthique. Aussi, on serait en droit de se demander, si, à ce titre, la psychanalyse a elle-même un prix ? Une patiente me faisait remarquer que ce qu’elle faisait en ce temps et en ce lieu n’avait pas de prix, plus précisément, que « ça n’avait pas de prix ».
Faudrait-il, alors, conclure avec elle, que la psychanalyse n’ouvrant peut-être sur aucun bénéfice évaluable et comptable, mais sur un bénéfice autre, pour ne pas dire l’Autre bénéfice, constitue la seule possibilité pour un sujet d’être au monde plutôt que d’y adhérer simplement ?
Frédéric B
Paris.
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1 Winnicott (D. W.), Jeu et réalité, L’Espace potentiel, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de l’Inconscient, 1975, p. 17.
2 On peut entendre, minimalement, l’utilitarisme comme la doctrine anglo-saxonne qui consiste à faire de l’efficace un critère de vérité, au nom de l’objectivité dont celle-ci semble témoigner.
3 Le Propre au sens de la logique aristotélicienne est ce qui caractérise les déterminations de l’espèce sans être en soi une détermination exclusive.
4 Nassif (J.), Le bon mariage. L’appareil de la psychanalyse, Paris, Aubier, 1992, p. 82.
5 Viderman (S.), De l’argent en psychanalyse et au-delà, Paris, PUF, coll. Le Fil rouge, 1992, p. 63.
6 Entendu : les paroles de la séance, Ndt.
7 Fennetaux (M.), « L’ouverture à l’ouverture », in Les entretiens préliminaires, Actes des journées d’études de La Convention Psychanalytique, tenues à Besançon les 28 et 29 juin 1985.
8 On pourra consulter sur ce point, Desanti (J.-T.), Philosophie un rêve de flambeur ? Variations philosophiques 2, Paris, Grasset, coll. Figures, 1999 ; en particulier le chapitre I, « L’argent du jeu », p. 9 et suivantes.
9 Nassif (J.), Le bon mariage. L’appareil de la psychanalyse, op. cit., p. 83.
10 Et Jacques Lacan de soutenir dans Télévision : « Il n’y a d’éthique que du bien dire, et non d’un dire le bien », Paris, Seuil, coll. Champ psychanalytique, 1973, p. 67.