Bien entendu, il y a des sexes, deux ou plus, c’est selon[1] ; il y a des hommes et des femmes, nul ne peut nier cette dualité constitutive de l’espèce humaine, qui la divise en deux « moitiés », pas plus qu’il n’est possible de nier la clarté du jour et l’obscurité de la nuit, en dépit des transitions qui peuvent les confondre. Comme l’évoquait D.H. Lawrence, dans son style quelque peu baroque : « La division des sexes est l’un des trois mystères sacrés de la Chine. Du point de vue vital, c’est une division de pure altérité, de pur dualisme. C’est l’un des premiers mystères de la création »[2]. Comme on le constate, ce fait pur est pris d’emblée dans des mythes de création, dans des récits et des discours qui lui donnent un sens, une valeur, une effectivité qui s’intriquent de façon complexe aux pratiques concrètes de la sexualité dans la vie des sociétés humaines. Des constructions de toutes sortes soutiennent et produisent notre vision et notre conception de la dualité sexuelle !
Une fois posé ce fait de nature et d’évidence qui a permis à l’humanité jusqu’ici de survivre et d’évoluer, la question est en effet de savoir quelles significations il prend pour l’être humain, de quelles manières se produisent ces significations, et quelles en sont les conséquences, pour la vie sexuelle concrète des individus et pour les pratiques sociales qui ont été inventées à son sujet au cours de l’histoire. Ce fait pur en soi ne dit rien en dehors de l’immense édifice de discours et de pratiques élevé à son propos. C’est le foyer virtuel d’un « fait social total ».
On peut donc voir les choses d’une manière plus globale : dans l’expérience de la sexualité humaine, il y a des différences et des genres multiples, masculins et féminins, définis selon des critères variés, des conduites et des pratiques sexuelles diversifiées presque à l’infini, bref, des différenciations complexes et subtiles dans une polysexualité soumise, selon les temps et les lieux, à une variété de normes elles-mêmes plus ou moins contraignantes et plus ou moins nécessaires. Il faut tenir compte en effet, non seulement des normes explicites, inscrites dans les règles et les lois, dans les relations de parenté notamment, mais aussi de toute une strate enfouie de normes implicites, de règles non dites et d’évidences obscures qui s’inscrivent dans les mentalités et dirigent inconsciemment les conduites jusque dans leur détail.
Faisant sauter d’un coup la chape de cette normativité rigide, Freud a proposé de penser la sexualité humaine dans son ensemble à partir de la sexualité infantile[3]. Dans cette perspective, la sexualité humaine acquiert une dimension universelle, qui ne relève plus de structures a priori, ni de clivages normatifs, mais d’une plasticité susceptible d’inclure toutes les formes d’expériences par lesquelles les êtres humains se confrontent à la sexualité et à la dualité des sexes. Une « polymorphie » originelle, disait Freud au grand scandale des bien-pensants de toute nature, où les événements et les choix inconscients président à la vie sexuelle de chacun. Ce qui caractérise les pulsions sexuelles, dira-t-il encore, c’est leur immense plasticité, leur capacité à changer d’objet et à se substituer les unes aux autres — non seulement à trouver leur satisfaction de toutes les manières possibles, mais à se sublimer, c’est-à-dire, en quelque sorte, à se dématérialiser et à se désexualiser en créant de nouveaux objets. Le corps sexué est ainsi le lieu de potentialités toujours nouvelles, un ombilic de désirs perpétuellement ouvert sur l’inconnu. Un grand patchwork dont les destins se décident par des chemins complexes et grandement aléatoires. Une grande histoire à entrées multiples, où la jouissance et l’amour ne cessent de s’affronter. De ce point de vue, la psychanalyse n’est pas née bien-pensante !
Car la sexualité, pour elle, est une énigme, une « grande énigme », selon l’expression de Freud, dont les hommes et les femmes reçoivent chacun un morceau, une part à résoudre comme il peut. La jouissance que chacun désire le plus obtenir de sa vie sexuelle, c’est, en gros, ce que son propre sexe ordinairement lui refuse, par l’effet de toutes sortes d’inhibitions et de refoulements. « C’est, dans les deux cas (homme et femme), ce qui concerne le sexe opposé qui succombe au refoulement (…) et déploie à partir de ce refoulement ses effets perturbateurs »[4]. D’où une combinatoire presque infinie qui s’invente pour piéger ce non-être et le faire être — sous la forme du semblant que sont nos heurs et nos malheurs, nos passions tout simplement. Avec, en contrepoint, des normes et des censures destinées à faire croire que tout peut se cadrer comme il faut, dans l’ordre sexuel, selon des prescriptions naturelles, voire hiérogamiques. Et cependant, ce sont les chiasmes secrets, les échanges invisibles, les correspondances subtiles et les décisions improbables, les déchirures profondes, qui trament en vérité nos choix et tissent nos aventures sexuelles. Et par-dessus tout, viennent les textes qui les proclament et les enchantent. Des musiques aussi, bien sûr[5]…
Invisibilisation de l’homophobie
L’homophobie est partout et sa circonférence nulle part. Elle émerge par crises ou s’affiche par grandes plaques de fureur et de meurtre. Comme on sait, dans un grand nombre de pays, aujourd’hui encore, l’homosexualité demeure un crime, puni parfois de mort ou d’années de prison[6]. En Europe, en France en particulier, la dépénalisation des pratiques homosexuelles fait désormais de l’homophobie un délit, sanctionné par la loi, la rumeur ou la protestation collective. Il a fallu d’abord, pour cela, sortir ces pratiques de leur condamnation psychiatrique et juridique, ce qui n’a été fait que récemment, afin d’extirper des mentalités peu à peu la honte et la stigmatisation[7]. Mais on est encore loin du compte.
Plutôt que d’une éradication de l’homophobie, on devra donc parler d’une certaine invisibilisation, résultant de la censure légale[8]. Mais comme dans le cas de l’antisémitisme, le monstre est toujours prêt à relever la tête. Et l’on entend parler régulièrement, ici ou là, d’une agression violente ou d’une injure verbale particulièrement odieuse. Preuve que le mal couve. Et que la loi ne suffit pas à vaincre les mentalités.
Pourquoi ? C’est là-dessus qu’il faut réfléchir. Je ne reviens pas sur l’histoire d’un vocabulaire et d’une désignation, nés à la fin du XIXe siècle dans un contexte juridico-psychiatrique qui a fait de l’homosexualité une pratique de l’ombre et une pathologie médicale. Il a fallu tout l’effort d’un siècle de soulèvements, parallèles aux mouvements féministes, pour parvenir à bouleverser quelque peu les représentations collectives de la sexualité issues de cette mise à l’écart et de cette stigmatisation. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Il n’est pas facile de l’apprécier, car un grand nombre de questions sont encore en jeu et en débat. Ce qu’on peut dire, c’est que les forces « réactionnaires » sont toujours actives et prêtes à combattre contre la nouveauté, quelle qu’elle soit. Il y a donc un conflit qui n’est pas éteint, loin de là. J’en veux pour preuve le fait qu’au sein même de la psychanalyse, qui a pourtant contribué largement depuis sa naissance à la libération des mœurs, bon nombre de psychanalystes se sont fait encore récemment les avocats, non seulement d’un statu quo, mais d’un rappel aux normes de la famille dite « naturelle » et d’une hétérosexualité dominante, au nom d’une certaine idée du « symbolique » et de la normalité psychique. De ce point de vue, on est donc passé d’une normalité collective à une normalité individuelle au nom de la santé mentale, requête qui n’en est que plus insidieuse.
C’est ce caractère insidieux d’une idéologie rampante de santé mentale prétendue que je voudrais souligner d’abord[9]. Ce n’est plus le scandale collectif, comme jadis, mais la santé mentale des individus et surtout des enfants, qui est invoquée comme un spectre. En ce sens, certains psychanalystes se sont fait depuis quelques années les experts médiatisés d’un « ordre symbolique », au point d’être crus les prophètes d’une dégénérescence annoncée[10]. Ainsi, diront-ils, l’homoparentalité est moins une atteinte à l’ordre social comme tel, qu’une menace suspendue de produire à la chaîne des enfants dont le destin serait de devenir délinquants ou psychotiques, faute de la présence, in situ, sous le toit familial, de la fameuse « différence des sexes ». Prédiction absurde, bien entendu, l’expérience le prouve.
On se souviendra qu’à l’origine, la psychanalyse s’était fondée en rompant, précisément, avec une idéologie de la dégénérescence qui déterminait la conception des phénomènes pathologiques, notamment de l’hystérie et de l’homosexualité [11]. Et que toute sa vie Freud aura conservé comme une boussole l’idée d’une certaine bisexualité constitutive de l’être humain. Libérer la parole allait donc de pair, profondément, avec un « élargissement » de la sexualité, un élargissement de notre concept du sexuel, par-delà les normes qui, à tel moment de l’histoire, prescrivent telle ou telle organisation dominante et condamnent toutes les autres.
L’ordre sexuel
Au moment où un chercheur en anthropologie comme Maurice Godelier[12] montre que Levi-Strauss avait quelque peu forcé les choses en faisant des relations de parenté (avec le principe de l’échange des femmes) l’unique et principal fondement des sociétés humaines, il n’est plus temps de chercher dans une « différence des sexes » posée en absolu l’unique et irréfragable fondement de la santé mentale et de l’ordre psychique, tel un roc biologique confondu avec l’histoire humaine elle-même[13]. Car c’est toujours, à la manière de Rousseau, rechercher l’origine dans une nature simple à partir de laquelle « tout dégénère » au fil de la civilisation, et principalement de l’évolution technique. C’est supposer un ordre naturel (ou pseudo-divin) avant la loi humaine, réduire le contrat social à une variation contingente, dont nous devrions réduire au maximum l’invention et la nouveauté au regard d’un horizon immuable, autrement dit réduire, au nom d’une transcendance toujours problématique, notre responsabilité éthique et l’ouverture qu’elle permet. Il y a quelque chose de fou dans la prétention de fonder l’ordre social tout entier sur un unique fait décisif qui serait le fait biologique de la dualité des sexes, comme si d’une part l’ordre social se réduisait entièrement à l’ordre sexuel, et comme si d’autre part il était possible de masquer ou de nier ce fait brut et massif caractéristique de l’être humain. Comme si, à modifier les représentations que nous en avons, on risquait une catastrophe de civilisation. La division des sexes est bien plutôt, depuis toujours, la source d’une infinité de discours, de pratiques sociales et de techniques du corps[14]…Ensemble jamais stabilisé, mais toujours en état d’évolution et de métamorphose, en état de récriture — « le mystère de l’altérité créatrice », comme le dit D.H. Lawrence. Altérité créatrice de sa propre divergence, plus proche de la « grande énigme » freudienne que d’une prescription castratrice, plus proche d’un puits de potentialités que d’une catégorie de l’entendement. Que dire d’autre, sinon que la différence sexuelle est toujours en altérité à elle-même ?
Il y a un malentendu profond concernant la notion de « réalité », dont Lacan a pourtant clairement distingué le « réel », définissant la réalité comme cadrage fantasmatique. Il y a, dans le recours à une « réalité » brute de la différence des sexes, un renversement de toute la pensée contemporaine, psychanalyse comprise. Ainsi lorsque J.P. Winter affirme : « Parce que, pour moi, c’est par la réalité sexuelle que l’être humain entre dans le langage. Et que la réalité sexuelle, c’est la réalité de la différence des sexes »[15]. Or, toute la leçon, aussi bien freudienne que lacanienne, dit au contraire — me semble-t-il — que c’est par le langage que l’être humain entre dans la réalité sexuelle, et que cette réalité, qui s’offre d’abord au sujet comme un réel énigmatique et angoissant, sous forme de « dispersion » ou de « scène primitive » confuse[16], n’entre dans le langage et ne prend sens pour lui qu’en s’insérant dans une trame fantasmatique adossée au discours. C’est toute la dimension des « théories sexuelles infantiles » explorées par Freud dans les Trois essais de 1905, au fondement même de l’inconscient. Il est donc exclu, dans cette perspective, de faire semblant d’isoler une « réalité de la différence des sexes » comme une chose complètement à part du discours et du fantasme, autrement dit comme un a priori structural. En fait, l’opération qui consiste à isoler « la réalité de la différence des sexes » comme un a priori structural, revient ni plus ni moins à en faire un mythe fondateur, avec toutes les ambiguïtés d’un tel mythe, dont la première conséquence est d’engendrer des tabous et des interdits de penser. « Tu ne penseras pas contre le mythe ! Si tu penses contre le mythe, le mythe se vengera sur ta descendance jusqu’à la troisième ou quatrième génération ! »[17]
Le choix sexuel
Une fois pour toutes, en 1905, Freud a sorti les homosexualités du champ des perversions, et par conséquent, du même coup, du champ des pathologies — où les maintenaient Krafft-Ebing et Havelock Ellis — pour les rapporter à des choix sexuels inconscients. Il les a fait entrer dans le champ élargi d’une sexualité universelle, dès avant Proust qui les fit entrer dans le champ de la littérature. Pour une bonne raison : la perversion ne ressortit nullement, en son fond, de telle ou telle pratique sexuelle, mais d’un effet de langage, comme en témoigne l’article de 1927 sur le Fétichisme. Lacan précisera que ce qui définit la perversion, c’est l’existence d’un fétiche — or un fétiche est toujours un fait de langue. Comme le rappelle d’ailleurs Elisabeth Roudinesco, « très tolérant envers l’homosexualité, Freud la faisait entrer, au même titre que la bisexualité, dans un universel de la sexualité humaine. Aussi récusait-il les théories sexologiques, considérant que l’homosexualité résultait d’un choix psychique inconscient. Et c’est pourquoi il refusait toute forme de discrimination : les homosexuels… ne devaient pas être traités comme un groupe particulier, ni “invertis“, ni “dégénérés“, ni “anormaux“, ni stigmatisables en termes de race »[18].
Or, beaucoup de psychanalystes continuent à considérer, fût-ce à bas bruit, l’homosexualité comme une perversion[19]. Réglons donc une fois pour toutes son compte à cette confusion qui court encore chez les meilleurs, entre l’homosexualité et la perversion, qui proviendrait de Freud. Le fait est que Freud, lorsqu’il englobe les homosexuels dans le vaste champ de la perversion, ne le fait pas du tout au sens clinique que nous pourrions donner aujourd’hui à ce terme, mais dans une perspective strictement pédagogique, destinée à faire comprendre à un vaste public ce qu’il entend pas « sexualité infantile polymorphe », et à amadouer s’il se peut ce public pour lui faire accepter cette notion absolument scandaleuse. Car l’existence de la sexualité infantile reste toujours, aux yeux de Freud, le schibboleth de la psychanalyse. Et le demeure pour nous.
On ne saurait en tout cas perpétuer cette confusion en se fondant sur les passages des Leçons d’introduction à la psychanalyse[20], destinées explicitement à un public de non-initiés, où Freud tente d’expliquer aussi clairement que possible son concept de « perversion polymorphe » définissant la sexualité infantile. Il faut toujours prendre soin, chez Freud, de distinguer les différents types de textes. Lorsqu’il s’adresse à un public de non-initiés (fussent-ils médecins), comme ici, Freud entre toujours dans sa matière en utilisant les mots de ses auditeurs, c’est-à-dire le vocabulaire courant, idéologique et vague qui a cours dans la langue commune[21]. Ici l’adjectif ou substantif « pervers », d’ailleurs avancé entre guillemets. On suppose en effet que c’est par ce terme général que le public en question désigne et stigmatise tous les comportements « déviants » par rapport à la sexualité dite « normale ». Et c’est bien le cas. Il faut lire dans cette perspective toute la 20e Leçon, consacrée à « La vie sexuelle de l’être humain ». Il s’agit pour Freud d’exposer sa conception du « sexuel », qui va bien au-delà de l’idée que ce public s’en fait très certainement, et dont l’extension vise à inclure précisément tous les comportements « déviants », quels qu’ils soient, au regard de la norme hétérosexuelle ordinaire. Par conséquent aussi, bien entendu, l’homosexualité. Une telle extension du sexuel est scandaleuse par elle-même. La notion « populaire » de perversion permet par conséquent d’inclure par avance et de décrire sous une seule rubrique « la foule des comportements sexuels », selon le mot de Freud, qui s’écartent quelque peu de la représentation courante. C’est une sorte de captatio benevolentiae ! « Nous avons pu constater l’existence de groupes entiers d’individus dont la “vie sexuelle“ diffère d’une façon frappante de la représentation moyenne ordinaire. Quelques-uns de ces “pervers“ ont, pour ainsi dire, rayé de leur programme la différence sexuelle. (…) Nous appelons ces personnes homosexuelles ou inverties. (…) Ces pervers se comportent envers leur objet sexuel à peu près de la même manière que les normaux envers le leur. Mais ensuite vient toute une série d’anormaux dont l’activité sexuelle s’écarte de plus en plus de ce qu’un homme raisonnable estime désirable. (…) Leur foule bigarrée appelle une classification, sans laquelle on serait dans l’impossibilité de s’orienter » (Payot, p. 284-285). A suivre l’énumération vertigineuse que fait Freud de toutes les jouissances « perverses » possibles, on se dit qu’il ne reste vraiment pas grand-chose pour la sexualité « normale », pour cette jouissance moyenne, « qu’un homme raisonnable peut désirer » ! Cette jouissance moyenne doit être bien ennuyeuse, et pingre, au regard de la « foule bigarrée » des perversions ! Mais le but de Freud n’est pas, comme d’autres auraient pu le faire[22], de plonger son auditoire dans le vertige enviable d’un carrousel de pervers, qu’il compare d’ailleurs en passant au tableau de Breughel ou à la Tentation de Saint-Antoine de Flaubert ; mais de l’amener à penser que toute cette perversion innombrable est finalement « normale », qu’elle ne constitue pas un « signe de dégénérescence », mais qu’elle appartient depuis toujours à la sexualité humaine en général, et qu’à ce titre elle doit entrer à part entière dans notre concept élargi du « sexuel » ; bien plus, que toutes ces manifestations existent, au moins à l’état de germe ou d’amorce, dans la sexualité infantile polymorphe, qui en présente l’image globale à échelle réduite. Pas si facile de faire avaler une telle pilule à un public non averti, alors que la plupart des psychanalystes continuent à la recracher avec dégoût !
Poussant les choses jusqu’au bout, on devrait faire entrer l’hétérosexualité elle-même dans cette grande maison commune de la perversion. On devrait parler alors d’une perversion « normopathe » (selon le terme de Jean Oury)[23], qui promeut la domination masculine en refoulant la part féminine de l’homme, en plaçant les femmes dans la position subalterne d’où elles peuvent soutenir la virilité des hommes tout en poursuivant le travail invisible qu’elles effectuent pour eux dans la maison et pour les enfants. En découlent logiquement l’homophobie et la haine ou le mépris des femmes.
Freud lui-même tente de prévenir le rejet de son auditoire et cherche à le déjouer en l’anticipant. « Et nous avons constaté que toutes les tendances perverses plongent par leurs racines dans l’enfance, que les enfants portent en eux toutes les prédispositions à ces tendances qu’ils manifestent dans la mesure compatible avec leur immaturité, bref que la sexualité perverse n’est pas autre chose que la sexualité infantile grossie et décomposée en ses tendances particulières. — Cette fois vous apercevez les perversions sous un tout autre jour et vous ne pourrez plus méconnaître leurs rapports avec la vie sexuelle de l’homme. Mais au prix de combien de surprises et de pénibles déceptions ! Vous serez tout d’abord tentés de nier tout : et le fait que les enfants possèdent quelque chose qui mérite le nom de vie sexuelle, et l’exactitude de nos observations, et mon droit de trouver dans l’attitude des enfants une affinité avec ce que nous condamnons chez des personnes plus âgées comme étant une perversion » (Payot, p. 290-291). Suit une longue explication sur la sexualité infantile, qui justifie l’extension du concept de « sexuel » à l’ensemble de toutes les « perversions ». .
Revenons un instant aux homosexuels. Sous le vaste toit nommé par commodité « perversion », sous lequel se trouvent rassemblés tout ceux qui s’écartent peu ou prou de la « moyenne ordinaire », les homosexuels, pour Freud, ont une place à part. « Ce sont des hommes et des femmes ayant souvent, pas toujours, reçu une instruction et une éducation irréprochables, d’un niveau moral et intellectuel très élevé, affectés de cette seule et triste anomalie. Par la bouche de leurs représentants scientifiques, ils se donnent pour une variété humaine particulière, pour un “troisième sexe“ pouvant prétendre aux mêmes droits que les deux autres. (…) Ils se comportent envers leur objet sexuel à peu près de la même manière que les normaux envers le leur » (Payot, p. 284). Les mérites que Freud leur attribue les placent donc tout près de la normalité, et même un peu au-dessus par leur éducation et leur intelligence, en tout cas loin des « anormaux », dont Freud prend soin de les séparer par une frontière bien nette — les « anormaux » formant une sorte de troupe indistincte et bigarrée à la Breughel, qui s’éloigne de plus en plus, non seulement de la « moyenne ordinaire », mais de « ce qu’un être raisonnable peut désirer ». Ceux-ci pourraient donc, au mieux, figurer pour nous, d’un point de vue clinique, ce que nous appelons « structure perverse » — cette dernière consistant, non seulement à s’éloigner de la norme, mais à violer la loi du désir.
En 1937, Freud conclut modestement son article Analyse avec fin et analyse sans fin par ces mots : « Nous nous consolons avec la certitude que nous avons procuré à l’analysant toute incitation possible pour réviser et modifier sa posture à l’égard de ce facteur » — à savoir, le refus de la féminité, commun aux deux sexes[24]. L’enjeu de l’analyse est donc bien d’offrir à l’analysant la possibilité de modifier sa posture et son comportement sexuels, passant éventuellement d’un choix contraint à un choix plus libre, susceptible de transgresser le refoulement de la « part maudite ». Mais sans forçage de la part de l’analyste — car il s’agit de respecter avant tout la loi du désir (« ne pas céder sur son désir », disait Lacan afin de caractériser l’éthique analytique). En ce sens, il n’est jamais question, sous la plume de Freud, d’obliger quiconque à passer sous les fourches caudines de la « différence des sexes », comme s’il fallait lui infliger une « castration » réelle en l’obligeant à s’identifier aux insignes de son sexe. Comme le note encore Elisabeth Roudinesco, « Freud soutenait qu’il était aussi vain de vouloir transformer un homosexuel en hétérosexuel que de se livrer à une opération inverse »[25] C’est bien plus souvent en effet d’un clivage de leur sexualité ou d’une diminution de sa puissance que souffrent les patients. Il s’agit alors de les aider à reconquérir le territoire perdu.
La forclusion du féminin
« La France est le musée de la différence sexuelle et le seul pays européen à avoir re-essentialisé la femme à l’université », lance ironiquement Marie-Hélène Boursier dans Sexpolitiques[26]. Qu’est-ce qui, en effet, en France du moins, donne à ce mythe originaire de la différence sexuelle un tel impact — populaire assurément ? Certainement d’abord la possibilité de re-essentialiser les genres, masculin et féminin, d’en faire deux Sexes, Homme et Femme, solidement accrochés à leurs noms par la biologie et par le fond de la structure sociale, dont ils sont en quelque sorte les garants. Sans doute ensuite le fait que ce mythe désigne dans le temple de la procréation le centre de l’organisation sociale, et de ce fait celui de la santé mentale des individus [27] — temple quasi-mystique de la procréation. Il n’est que de relire la proposition de J.P. Winter citée plus haut : un acte sexuel, une procréation, et voilà deux parents qui naissent ! Non pas un enfant, mais deux parents. Le temple de la différence sexuelle est le temple de la procréation parce qu’il est le temple où naissent des parents. Hors de là, point de parents[28].
En revanche pourtant, lorsqu’il s’efforce de présenter en détail sa définition du sexuel, Freud écarte d’entrée de jeu la différence des sexes et la procréation. « En faisant de la procréation le noyau de la sexualité, vous courez le risque d’exclure de votre définition une foule d’actes qui, tels que la masturbation ou même le baiser, sans avoir la procréation pour but, n’en sont pas moins de nature sexuelle » (Payot, p. 283.)
Ainsi, nous sommes devant un tableau comme dédoublé, présentant face à face, en opposition : d’un côté le sexuel au sens freudien, dont le concept ne se focalise ni sur l’acte sexuel ni sur la procréation, mais s’élargit à cette « foule d’actes » de nature sexuelle, dont le caractère éventuellement « pervers » au regard de la norme ne les empêche pas d’exister depuis toujours et de se refléter dans la sexualité infantile ; de l’autre, au contraire, tout l’enjeu est mis sur l’acte sexuel et la procréation (mariés depuis longtemps par la théologie et le dogme) ; alors, dans cette perspective phobique, les enfants paraissent dénués par eux-mêmes de toute intelligence et de toute perspicacité pour se débrouiller d’une situation sans doute nouvelle, il faut tout leur expliquer, et les parents à leur tour semblent dramatiquement manquer de mots ; interdits de toute assistance technique par les moyens de la médecine moderne, il leur reste ce pôle-emploi de la procréation qui ne marche pas toujours. Mais préserver la racine biologique (peudo-divine) du Symbolique vaut bien un tel sacrifice ! Sans acte sexuel, donc, point de procréation, et sans procréation, points de parents, donc point d’enfant ! Ce qui se boucle dans une injonction simple : « Point d’enfant sans acte sexuel ! »[29]
Mais rien ne va tout droit. Il n’est pas de rapport au sexe qui ne soit traversé par le refoulement, voire le clivage ou la forclusion. Il n’est pas de rapport au sexe auquel il ne soit fait entrave, et par suite qui n’ait quelque rapport avec la transgression. Le moment venu, un franchissement de frontière est nécessaire. Il n’est pas de rapport au sexe qui ne soit à la fois moment de création et rencontre d’altérité. Contrairement à certaines bêtises qui ont pu être avancées[30], il n’y a pas moins d’altérité dans une relation homosexuelle que dans une relation hétérosexuelle. Réciproquement, il n’y a pas moins de narcissisme dans l’amour hétérosexué. L’autre est toujours « autre », qu’il soit d’un autre sexe ou du même. Et bien sûr il est aussi toujours semblable, sinon nous ne pourrions nous reconnaître en lui. Mais il est toujours aussi énigmatique dans sa chair, dans sa jouissance et dans son désir, tout aussi inaccessible sous les signes ambivalents de son amour. Le même drame se répète sous des variations et des figures diverses.
Il y a donc un forçage opéré par ce mythe de la « différence sexuelle », laquelle épuiserait toute notre réserve d’altérité. La bêtise qui circule à ce sujet, c’est que, sans « différence sexuelle » en vitrine quotidienne, on ne connaîtrait plus la différence, l’altérité disparaîtrait du monde, hommes et femmes se confondraient dans un brouillard. « Ceux qui ne supportent pas le réel de la différence (ce que veut dire “hétérophobie“) des sexes accusent les autres d’homophobie. Ils adoptent l’idée selon laquelle la différence des sexes n’est qu’une construction culturelle : changeons la culture et nous abolirons la différence des sexes, et avec elle toute espèce d’hétérogène ! »[31] Personne n’a jamais prétendu « abolir la différence des sexes » en ce sens, encore moins l’hétérogène, c’est idiot. Le raisonnement ne tient pas debout. Si la dualité sexuelle est « réelle », comme il est dit, alors elle résiste à toute emprise et à toute abolition, il n’y a pas de souci à se faire. Si elle est réelle, elle tient de l’impossible, donc du non-assignable. On ne pourra jamais soutenir que les hétérosexuels aient le monopole de cet impossible ! Il faut au contraire, comme le fait Freud, construire un concept limite du « sexuel », à l’horizon de toutes les « perversions possibles », y compris de la perversion normopathe. S’il y a des gens qui ont un sens aigu du « réel de la différence des sexes » et de l’impossible qui s’y incarne, ce sont bien les homosexuels. Les hétéros disposent de sa « réalité », ce qui est bien différent, ils en disposent de façon tout imaginaire, en général, dans des jeux qui n’ont rien à envier à ceux qu’ont pu inventer les autres perversions. Et qui dira, entre ce réel et cet imaginaire, où se trouve exactement le symbolique ? Qui osera s’en dire le « possesseur et maître » ? Telle est bien la question : si la norme est par elle-même un savoir absolu, où va-t-on ? Sûrement vers l’extinction de la psychanalyse. C’est l’erreur de Pierre Legendre : confondre la loi symbolique avec la loi juridique. La loi juridique n’a jamais été identique à la loi du désir, qui est la seule dont le psychanalyste ait à connaître. Je dirai même que confondre la loi juridique et la loi du désir, c’est une marque indubitable de perversion. Ce sacrifice exigé des homosexuels sur l’autel de la « différence », n’est-ce pas une manifestation hystérico-perverse de la normopathie dans ce qu’elle a de plus exécrable ? L’autel étant bien entendu ce lit de Procuste de la « procréation » où la féminité se trouve immolée — immolée à quoi ? à la maternité, pour autant que la maternité se trouve du même coup reprise et récupérée par la puissance masculine. L’autel de la procréation, c’est aussi, la plupart du temps, le rapt de la gestation par les hommes.
Admettons enfin l’affirmation de Freud, aux dernières lignes de Analyse avec fin et analyse sans fin, à savoir que la limite à laquelle se heurte ultimement l’analyse, c’est la « récusation de la féminité » par les deux sexes[32], autrement dit, le fait que celle-ci (la féminité) fait l’objet d’un « je n’en veux rien savoir » très radical qui structure le comportement des deux sexes face à « l’énigme de la sexualité », et par conséquent aussi le comportement de chacun à l’égard de l’autre. Ne peut-on dire que cette récusation (voire forclusion), située ainsi au cœur du « sexuel », est la cause « réelle », à la fois de l’homophobie, de la perversion normopathe, et pourquoi pas aussi de « l’hétérophobie » (cette perversion-là doit bien exister aussi !) ?. On voit mieux alors la fonction de cette fameuse « réalité de la différence des sexes » : elle est le « passez, muscade » de la récusation (ou forclusion) du féminin. En effet, elle promet tout à la fois la paix ontologique dans le rapport entre les sexes, la parité homme-femme dans un équilibre « naturel » au sein de la société, et la forme canonique de la procréation eu égard à la généalogie, donc la stabilité des héritages (y compris génétiques) à travers les générations. La domination masculine a de beaux jours devant elle !
« Nulle part ailleurs que dans les Euménides, écrit A. Fouque, ne sont exprimées, avec autant de clarté, de précision, de rigueur, d’arrogance, la défaite mythique, historique et politique des femmes, la dictature virile qui fonde le modèle démocratique hanté, dès l’origine, par l’exclusion de l’autre, par l’envie d’utérus »[33]. Et Monique Schneider, qui s’accorde là-dessus : « Les Euménides (…) mettent effectivement dans la bouche d’Apollon la théorie qui retire à la mère le pouvoir de gestation : “Ce n’est pas la mère qui engendre celui qu’on nomme son enfant ; elle n’est que la nourrice du germe qu’elle a conçu. Celui qui engendre, c’est le mâle“ »[34].
Telle est la scène de procréation occidentale, à laquelle les nouvelles technologies apportent quelques corrections… en faveur des deux sexes !
Retranché :
– La division des sexes paraît un « mystère sacré » au travers de l’incommensurable ensemble de pensées, de récits, d’expériences individuelles et de faits sociaux qu’elle a suscités.
– C’est le non-être que la division des sexes lui fait miroiter dans la jouissance de l’autre, et qu’il n’a pas, et qu’il refoule comme étant cependant sien (la virilité ou la féminité de l’autre).
– Freud n’a cessé, tout au long de sa carrière, d’affirmer que notre civilisation était trop exigeante, demandait trop de sacrifices aux individus, et que c’était cela qui les poussait à la révolte, à la délinquance, voire à la folie (et non l’absence de norme ou de cadrage) !
– (Note) Dire cela, c’est non seulement conférer à cet « acte des corps » une valeur mythique pour la « procréation », mais encore méconnaître une masse de faits, non seulement concernant la manière dont fonctionnent d’autres systèmes de parenté, qui ne sont pas nécessairement centrés « sur la reconnaissance du fait de la procréation », mais également concernant le nôtre, où bien d’autres éléments entrent en jeu. En outre, cet « acte des corps » paraît mystérieusement désincarné — comme l’enregistrement d’un acte notarié : « si de cet acte résulte une procréation… » Rien de plus au fond qu’un test ADN … « et vous voilà parents! » C.Q.F.D. Enfin, la famille invoquée est visiblement la famille nucléaire dans laquelle se résout toute l’histoire occidentale : « père » et « mère » avec « enfant(s) ». Or, l’écrasante majorité des histoires individuelles sont tellement plus compliquées que cela !
– (Note) Je me souviens qu’à l’arrivée des premières FIV, il y a quelques années, certains analystes prophétisèrent la fin du Symbolique. Rien de moins. Quelques mois plus tard, ces Cassandre en étaient pour leurs frais. On ne voit pas, depuis, que les FIV aient effondré l’amour !
– (Note) Les bibliographies qui accompagnent ces textes forment un ensemble tout à fait pertinent pour baliser le débat — « le livre que voici, note F. Laplantine dans sa Préface, constitue une incitation à réexaminer, sur des bases résolument ethnographiques, les paradigmes antagonistes de l’universalisme à la française et du différentialisme à l’américaine.
– alors que parmi les homosexuels, il y a à peu près la même proportion de pervers que dans n’importe quel autre groupe humain.
– Je parle ici des analystes lacaniens, car chez les analystes d’autres tendances, il semble qu’il y ait eu beaucoup plus de tact et de souplesse (y compris dans la lecture qui est faite de Freud) ; ainsi, dans le recueil La sexualité perverse, Payot, 1972, les articles notamment de Joyce Mc Dougall, Christian David et René Major.
– tentée par Freud
– (citation) Le contenu de la notion de “sexuel“ ne se laisse pas définir facilement. On pourrait dire que tout ce qui se rattache aux différences séparant les sexes est sexuel, mais ce serait là une définition aussi vague que vaste. En tenant principalement compte de l’acte sexuel lui-même, vous pourriez dire qu’est sexuel tout ce qui se rapporte à l’intention de se procurer une jouissance à l’aide du corps, et plus particulièrement des organes génitaux, du sexe opposé, bref tout ce qui se rapporte au désir de l’accouplement et de l’accomplissement de l’acte sexuel. (…) Mais
– Cf. Claude Rabant, A.S.T. Analystes symboliquement timbrés (mars 2000, inédit).
– Le pervers n’a de cesse d’exhiber la différence des sexes, de la faire surgir dans ce qu’elle de plus réel, jusqu’à la torture — de réel, c’est-à-dire d’inaccessible ou d’impossible à travers le semblant des sexes.
Claude RABANT Philosophe, Psychanalyste
[1] Antoinette Fouque, Il y a 2 sexes, Editions Gallimard, 2004. Certaines cultures, en Inde en particulier, peuvent désigner cependant un « troisième sexe », dit hermaphrodite. De même chez les Baruya (cf. Godelier, ci-dessous op. cit., p. 159). Concernant l’importance de la bisexualité dans la mythologie grecque et dans l’Orphisme en particulier, cf. Dictionnaire des mythologies, t. I, Flammarion, p. 357-358.
[2] Les deux principes, Editions de l’Herne, 1997, p. 7. Extrait de « The Two Principles », The English Review, juin 1919. Repris dans The Symbolic Meaning, 1962 et Phoenix II.
[3] S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905, GW V, p. 29-145. Traduction française, Editions Gallimard, Paris, 1987.
[4] S. Freud, L’analyse avec fin et l’analyse sans fin, Résultats, idées, problèmes, II, PUF, p. 268.
[5] S. Kierkegaard, L’érotisme musical, in Ou bien … ou bien …, TEL Gallimard. « La génialité sensuelle est spontanément musicale », écrit-il.
[6] Voir par exemple l’enquête de Philippe Castetbon, « Dans mon pays, ma sexualité est un crime », exposition et livre, H&O éditions. Libération, 6 et 7 février 2010.
[7] Voir en France, notamment, avant les mouvements gays nés de 1968, la lutte d’Arcadie dans les années 1950 et 1960, retracée dans le livre de Julian Jackson, La vie homosexuelle en France de l’après-guerre à la dépénalisation. Traduit de l’anglais par Arlette Sancery, éditions Autrement, 2010.
[8] Eric Fassin, Entretien dans Têtu, janvier 2010 : « Le débat sur le pacs révélait d’un côté la force de l’homophobie, mais de l’autre son illégitimité politique. C’est un peu comme le racisme : on ne peut plus se dire ouvertement homophobe. Pour autant, bien sûr, on n’en a pas fini avec l’homophobie — pas plus qu’avec le racisme ! (…) C’est aujourd’hui l’homophobie qui n’ose pas dire son nom ».
[9] Dans le concert homophobe des psychanalystes lacaniens, Jean Allouch fait exception, et tient, me semble-t-il, la position la plus juste : « L’abstention du psychanalyste est ici de mise, pour cette raison tout d’abord qu’il ne saurait se constituer en expert. C’est à ce titre qu’il est consulté par les tribunaux, par les médias, par les organismes éducatifs, par le législateur, etc. Et certains psychanalystes répondent à cette demande, se prononcent sur le PACS, sur le mariage homosexuel, sur la possibilité pour les homosexuels d’élever des enfants, sur les mères porteuses, que sais-je encore. Comme s’ils pouvaient tenir un discours général sur de telles questions de société. Mais aussi comme s’ils savaient la norme, et comme si cette norme faisait l’unanimité dans “la profession“. Ce dérapage est dû à l’emprise du médical sur l’analytique, une emprise que Freud a combattue, largement en vain. » Entretien avec Jean Allouch, in Homosexualité. Aimer en Grèce et à Rome, Les Belles Lettres, 2010, p. XII.
[10] Jean-Pierre Winter, Homoparenté, Albin Michel, 2010. Un brûlot contre les revendications des homosexuels, qu’il s’agit d’enfermer dans leur stérilité « naturelle ». On lira dans le même sens cette interprétation sous la plume de Gérard Pommier : « On en tirera la conclusion que, si un homosexuel désire avoir un enfant, c’est dans la nostalgie de l’hétérosexualité (l’immense majorité des homosexuels auraient longtemps préféré ne pas l’être). Jusqu’à un âge relativement avancé, la plupart des homosexuels n’acceptent pas leur homosexualité, et l’idée d’avoir des enfants comme les hétérosexuels témoigne de ce refus. S’exprime ainsi une nostalgie de ne pas pouvoir régler leur dette à l’égard de leurs propres parents en leur donnant des enfants », in « Les homosexualités », La clinique lacanienne n° 4, Erès 2000, p. 86.
[11] Voir à ce sujet, dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, la critique radicale faite par Freud de la notion de « dégénérescence », en particulier dans son application à ce qui s’appelle alors « inversion », avec la note ajoutée en 1915 (où le terme « inversion » cède la place à « homosexualité ») : « La recherche psychanalytique s’oppose avec la plus grande détermination à la tentative de séparer les homosexuels des autres êtres humains en tant que groupe particularisé » (Gallimard, p. 51). Cf. également, Leçons d’Introduction à la psychanalyse, 20e leçon, Payot, p. 287, critique de l’interprétation des perversions comme « signes de dégénérescence ».
[12] Maurice Godelier, Au fondement des société humaines, Albin Michel, 2007. Selon le titre d’un des chapitres : « Il faut toujours plus qu’un homme et une femme pour faire un enfant » — il faut aussi la présence des dieux et des mythes. « La sexualité est fondamentalement a-sociale », dit-il encore. Ce n’est donc pas la « différence des sexes » qui prescrit et fonde l’ordre social, mais au contraire la société qui utilise la sexualité « au service du fonctionnement de multiples réalités (économiques, politiques), qui n’ont rien à voir directement avec le sexe et les sexes »(p. 169). « Ce mécanisme de subordination générale de la sexualité se réalise, entre autres, par l’élaboration et la mise en pratique d’un ensemble de représentations imaginaires et symboliques du corps et des sexes. (…) C’est la société qui fantasme dans la sexualité. (…) Le désir est donc systématiquement refoulé et mis au service de la reproduction de l’ordre social, la continuité des lignages et la production de leurs alliances. (…) L’humanité doit faire du social avec du sexuel » (p. 169-172).
[13] Selon Françoise Héritier, tout procède de la perception originaire de cette différence, support des concepts du même et du différent, à partir desquels s’engendre toute l’organisation sociale. J.P. Winter ne dit guère autre chose, lorsqu’il pose notre système de parenté figé comme référence incontournable ): « La parenté est un système de places centré sur la différence des générations, c’est-à-dire sur la reconnaissance du fait de la procréation : il y a eu relation sexuelle entre deux êtres, l’un masculin, l’autre féminin (…) si de cet acte des corps résulte une procréation, ces deux êtres deviendront des parents » (Homoparenté, p. 11-12).
[14] L’anthropologie nous aide à éclairer par variation ces problèmes. L’ouvrage publié sous la direction de Soraya Behbahani, Ce genre qui dérange. Gender that matters, avec une Préface de François Laplantine, aux éditions Téraèdre, donne une très belle idée des formes les plus vives actuellement du débat autour du rapport du masculin et du féminin. Il s’agit d’un recueil de textes écrits par des doctorants et doctorantes de l’Université Lumière-Lyon 2, rédigés en 2008, autour de François Laplantine, qui enseigne à la Faculté d’anthropologie de Lyon 2.
[15] Entretien de J.P. Winter et Sabine Prokhoris, in Nouvel Observateur, juin 2000, mis en ligne récemment par l’association Protection-enfance (2009).
[16] J. Derrida, amorçant dans Psyché (Galilée, 1987), l’analyse sémantique de Geschlecht et Geschlechtlichkeit, y souligne essentiellement l’existence d’une « dispersion » originaire (Zerstreuung).
[17] C’est malheureusement la position que soutient J.P. Winter, enrôlant Dolto dans cette affaire : « L’absence de problème apparent ne prouve rien, car ce que Dolto appelle des “catastrophes émotionnelles“ peut se produire à la deuxième ou à la troisième génération » (ibid.,.o.c., p. 84).
[18] Préface à Hilda Doolittle, Pour l’amour de Freud, Editions des femmes — Antoinette Fouque, 2010, p. 29.
[19] Ainsi, dans son article de l’Encyclopaedia Universalis (édition 1976) à la rubrique Homosexualité, Charles Melman parlait encore de « perversion homosexuelle » et désignait carrément l’homosexualité comme une perversion et les homosexuels comme des pervers, décrivant d’ailleurs les aspects de leur vie sexuelle avec une sorte d’ironie condescendante. Dans les éditions récentes de l’Universalis, cet article a été remplacé par un article de Frédéric Martel, qui traite longuement de l’histoire de l’homosexualité, y compris dans ses aspects les plus actuels, et n’évoque plus du tout ce point de vue psychiatrique rétrograde. Ce changement radical de l’Universalis est significatif en lui-même d’un changement d’époque.
On peut considérer de son côté le numéro de La clinique lacanienne, n° 4, Editions Erès 2000, consacré aux Homosexualités, comme le témoignage d’une homophobie latente chez les psychanalystes lacaniens. On y trouve encore affirmé, notamment, que pour Freud « l’homosexualité est un symptôme pervers », ce qui est faux ! Du moins si l’on prétend donner au terme de « perversion » le sens clinique qu’il a aujourd’hui et si l’on ne veut pas jouer double jeu avec les passages de Freud dans les Leçons d’Introduction à la psychanalyse, où Freud, à dessein, englobe l’homosexualité dans une vaste fresque de « pervers » destinée à faire avaler à son public la notion scandaleuse de « sexualité infantile perverse polymorphe ». Dans cette fresque, d’ailleurs, les homosexuels, premiers nommés, sont mis à part, rapprochés des « normaux » par leurs qualités morales et le rapport à leur objet sexuel, et nettement séparés de la horde des « anormaux », qui, eux, figureraient sans doute d’authentiques pervers.
[20] GW XI. Traduction française, Introduction à la psychanalyse, Editions Payot, 1972.
[21] Cette langue commune est bien entendu, en l’occurrence, celle des sexologues et des psychiatres, qui avaient constitué peu à peu ce concept fourre-tout de « perversion » — les « pervers » étudiés ainsi sous l’angle médical pouvaient échapper du même coup aux tribunaux qui les menaçaient. Comme le note Jean Allouch : « La médecine leur offrait alors un refuge, sinon une légitimité, alors qu’ils étaient promis aux tribunaux. Il n’en reste pas moins que ce concept, en logeant sous une même enseigne les sadiques, les masochistes, les voyeuristes, les exhibitionnistes, les fétichistes, les homosexuels, les pédophiles et Dieu sait quoi encore, manque totalement de sérieux ». Entretien, ibid., o.c., p. IX.
[22] « On trouvait aussi dans ces écrits médicaux de quoi s’exciter sexuellement, ce qui n’est jamais arrivé, que je sache, à aucun lecteur de Freud. » Jean Allouch, Entretien, ibid., o.c., p. IX.
[23] Joyce Mc Dougall, pour sa part, avance le terme de « l’hétérosexuel névrotico-normal », La sexualité perverse, « Scène primitive et scénario pervers », Payot, 1972, p. 53. Dans ce recueil les auteurs, en particulier Joyce Mc Dougall, Christian David, René Major, témoignent de beaucoup plus de tact que ne le font les analystes lacaniens.
[24] Analyse avec fin et analyse sans fin, Résultats, idées, problèmes, II, PUF, p. 268.
[25] Préface à Hilda Doolittle, ibid., o.c., p. 29.
[26] Sexpolitiques. Queer Zones 2, Editions La fabrique, 2005.
[27] On voit par là que ce mythe a aussi pour fonction d’assurer la prédominance de l’organisation sociale sur tout autre forme de désir ou de sexualité.
[28] Comme une chose naturelle, la phrase de Gérard Pommier citée plus haut évoque la perspective que les parents, en procréant, font des enfants à leurs propres parents !
[29] Je vois d’ailleurs que dans son livre, J.P. Winter met dans le même sac toutes les méthodes adjuvantes à la procréation : homoparentalité, IAD, FIV, mère porteuse…
[30] Notamment par un certain Tony Anatrella, qui se disait « prêtre et psychanalyste », et trouvait naguère dans les médias un accueil favorable, entre autres dans le journal Le Monde. Selon Anatrella, les homosexuels ne connaissent pas l’altérité !
[31] Homoparenté, ibid., o.c., p. 114-115. Ce retournement de vengeance qui accuse les homosexuels « d’hétérophobie » a tout de la fameuse rhétorique qui accuse les antiracistes de « racisme anti-français » ou « antichrétien ».
[32] Ablehnung der Weiblichkeit.
[33] Il y a 2 sexes, ibid., o.c., p. 67.
[34] Le paradigme féminin, p. 206.