I/ Contexte
Cet ouvrage contient la théorie kantienne de la connaissance. Elle répond à la question “ que puis-je savoir ? ”. Notons que savoir correspond au sens d’une connaissance fondée universellement et scientifiquement. Kant doit être situé entre ce que l’on nomme la métaphysique dogmatique (type Platon, Descartes, Wolf en Allemagne disciple de Leibniz) et la tentation sceptique toujours renaissante dans l’histoire.
La métaphysique se croit toute puissante, bâtit des édifices ; c’est aux yeux de Kant la raison malade infantile, celle qui s’abandonne à l’extravagance (Schwärmerei en allemand – sorte de délire). Certes, le sceptique dégonfle cette prétention, mais il semble nihiliste, parce qu’il détruit la possibilité de la connaissance et de l’agir.
Ces deux positions ont en commun d’oublier d’examiner le pouvoir (au sens de faculté) de la raison, de cet instrument de connaissance possédée par l’homme; il faut faire une critique. (au sens d’examen) du pouvoir de connaissance. La raison peut faire son autocritique, être juge et accusée à la fois, et assigner ses propres limites. On aura compris qu’il ne s’agit pas d’une critique destructive visant à l’abolition de la connaissance, mais d’un examen d’un tribunal de la raison, pour reprendre l’expression kantienne.
La méthode de Kant est réflexive ; c’est en réfléchissant sur les connaissances rationnelles que nous possédons, que Kant va déterminer la nature et le pouvoir de la raison. Il s’agit d’établir une critique méthodique et exhaustive du pouvoir de la raison.
II/ La révolution copernicienne
Kant est sensible à une différence. Décalage notable entre les mathématiques et la physique. Remarquons que Kant raisonne à partir des sciences de son temps. Il s’agit de la géométrie euclidienne et de la science physique newtonienne. Ce point permet de replacer dans son contexte le fait que ces deux sciences réalisent l’accord des esprits. A l’inverse, la métaphysique ne peut être qualifiée de scientifique. D’un point de vue historique, les systèmes métaphysiques s’opposent – l’exemple du problème de l’union de l’âme et du corps chez Descartes, Spinoza, Leibniz ou encore Malebranche – mais, indépendamment de l’histoire, la raison est également en conflit avec elle même. Ainsi on comprendra que la raison dans son activité produit ses propres contradictions. En effet pour une question la raison soutient aussi bien les thèses que les antithèses, et cela avec des arguments tout autant valides. Par exemple le monde est fini, il est infini / il y a du simple, tout est composé etc…
La thèse centrale de Kant sera simple : nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes. L’enjeu est celui de la révolution copernicienne. Nom donné à cette conception par analogie à Copernic. Rappelons en effet que ce dernier, constatant l’hypothèse selon laquelle les astres tournent autour du spectateur, suppose que c’est le spectateur qui tourne (la Terre tourne). De même que jusqu’ici on admettait que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets, Kant pense qu’il faut opérer un renversement et supposer que les objets se règlent sur notre connaissance. La connaissance ne se modèle plus sur le réel, qu’il soit sensible (empirisme) ou intelligible (rationalisme), avec pour seule fonction de l’enregistrer dans une certaine passivité. En effet, pour Kant, notre esprit interviendra activement dans l’élaboration de la connaissance et le réel connu sera celui d’une construction.
Remonter du connu statique à l’activité productrice, c’est la méthode kantienne. L’objet tel que nous le connaissons est en partie notre œuvre et par suite nous pouvons connaître a priori de tout objet les caractères qu’il tiendra de notre faculté de connaître.
Il faut distinguer en effet les connaissances a posteriori et les connaissances a priori.
– Les connaissances a posteriori nous viennent de l’expérience. Par exemple, cette ligne est noire.
– Les connaissances a priori sont fournies par notre pouvoir de connaissance ; elles sont indépendantes de l’expérience et sont pour cela nécessaires et universelles ; par exemple, tout ce qui arrive a une cause, la ligne droite est le plus court chemin entre deux points.
Ainsi, l’expérience ne peut jamais fournir une universalité absolue. Si je constate par expérience la répétition d’un phénomène, je ne peux conclure de manière absolument certaine qu’il en sera toujours ainsi.
Nous avons des connaissances a priori. En mathématique, la ligne droite est le plus court chemin. En physique, tout événement à une cause. En métaphysique : Dieu a crée le monde, l’âme immortelle. Pourtant, si les mathématiques et la physique font l’accord des esprits, il n’en est pas de même en métaphysique où les systèmes s’opposent. Pour avancer dans ce problème, il faut entrer dans la théorie kantienne du jugement. Kant distingue deux types de jugements. Les jugements analytiques et les jugements synthétiques.
– Un jugement analytique est un jugement dont le prédicat appartient au sujet. Il est implicitement contenu en lui. Par exemple, dire que les corps sont étendus, c’est formuler un jugement analytique. En effet il suffira d’explorer par la pensée le sujet corps pour obtenir le prédicat étendu. Autrement dit, je ne peux penser le corps que comme étendu. Un jugement analytique est a priori parce que l’on n’a pas besoin de l’expérience pour enrichir la connaissance. Seule la pensée permet l’analyse du sujet et de ce qu’il contient.
– Un jugement synthétique est en revanche un jugement dont le prédicat est extérieur au sujet ; il lui est comme ajouté, tout en lui étant lié. Par exemple, le jugement le chien est noir, est un jugement synthétique. Le prédicat noir n’était pas contenu dans le sujet. C’est l’expérience qui me permet l’extension de la connaissance. Le jugement synthétique est, dans ce cas précis, a posteriori. En effet, il fait progresser la connaissance par la médiation d’une relation à l’expérience. L’expérience est le terme X sur lequel nous devons nous appuyer pour augmenter notre connaissance. Les jugements synthétiques a posteriori ne peuvent fournir de connaissances qui soient nécessaires et universelles.
Kant pense qu’il existe un autre type de jugement synthétique : le jugement synthétique a priori. Il augmente notre connaissance et pourtant n’implique aucun rapport à l’expérience. Dans l’exemple tout ce qui arrive à une cause, cause n’est pas contenu dans tout ce qui arrive et pourtant le terme cause est nécessairement et universellement lié. Les deux termes sont liés a priori. Il en sera de même en géométrie : entre deux points, la ligne droite est la plus courte. Le plus court est ajouté synthétiquement au droit. De fait, la question est la suivante : quel est le X qui permet la synthèse puisque ce n’est pas l’expérience ?
La réponse est a chercher dans la théorie du sujet kantien, dans la structure de son esprit. Kant établira que les jugements synthétiques a priori sont légitimes en mathématiques et en physique, mais illégitimes en métaphysique. L’objet de la critique est donc de fonder les sciences et de dénoncer la prétention démesurée de la métaphysique (dite dogmatique).
On peut formuler ainsi le problème de Kant dans la Critique de la Raison Pure : comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?
Nous ne donnerons que les résultats essentiels de la critique kantienne, en respectant ses grandes articulations, son projet philosophique.
La Critique de la Raison Pure est une œuvre gigantesque d’analyse des pouvoirs de l’esprit humain. Dans la connaissance jouent diverses facultés, elles ont toutes le même rôle chez tous les sujets théoriques. Le sujet théorique, Kant le nomme transcendantal. Ainsi on comprendra l’expression de : (le) sujet transcendantal.
C’est l’étude, qu’entend mener Kant, celle de l’analyse des facultés de connaissance dans l’ordre de la connaissance effective, c’est à dire de leurs interventions respectives
III/ L’esthétique transcendantale
Il s’agit de la première partie de la Critique de la Raison Pure. Kant y analyse le pouvoir de la sensibilité. (Il s’agira d’éviter le contresens sur ces termes : esthétique ne renvoie pas aux arts, mais à la sensibilité qui est la faculté des intuitions. Il y a intuition quand un objet nous est donné – exemple la table devant moi comme sensations diverses et éparpillées, le divers sensible – le point de départ de la connaissance est donc la sensation ou impression produite par un objet sur la sensibilité). La sensation constitue la matière.
Remarquons que cette matière, cette diversité sensible en elle-même éparpillée et sans lien, est saisie dans des formes a priori de la sensibilité que sont l’espace et le temps. Ce qui signifie que la diversité sensible est appréhendée sous la forme d’impressions juxtaposées dans l’espace (quand il s’agit des sens extérieurs) et dans le temps quand il s’agit du sens intérieur. Ces formes de la sensibilité que sont l’espace et le temps, Kant les pose comme a priori, ce qui témoigne qu’elles ne sont que des conditions nécessaires sous lesquelles nous apparaît une diversité sensible. Elles constituent la structure de notre sensibilité, elles ne proviennent pas de l’expérience. Kant met donc le temps et l’espace dans le sujet. Ces deux formes de la sensibilité, temps et espace, ne sont pas des récipients, des contenants au sein desquels se trouveraient les choses. En effet, la réalité qui nous affecte, qui fait des effets sur nous est appréhendées à travers ces formes a priori qui constituent une structure identique chez tous les sujets théoriques. Tout ce que nous recevons aura donc nécessairement une forme spatio-temporelle.
Cependant, comme la réalité est appréhendée nécessairement par la médiation (l’activité) du sujet ainsi structuré, nous ne saisirions jamais la réalité en soi (la chose en soi, ou encore le noumène), mais seulement ce que Kant nomme le phénomène.
Ainsi, la juxtaposition des objets dans l’espace et leur succession dans le temps n’appartiennent pas aux choses elles-mêmes, mais dérivent d’une propriété de la sensibilité humaine. Des choses elles-mêmes, des choses en soi, nous ne pouvons rien dire. Pour le dire un peu autrement espace et temps, comme formes pures a priori de la sensibilité, sont ce que mon esprit apporte. La matière, le divers éparpillé, est ce qu’il reçoit.
Les phénomènes sont donc ce qui nous apparaît. Et apparaître, c’est être immédiatement spatio-temporel.
Il est à noter que Kant appelle aussi les formes a priori que sont l’espace et le temps, l’intuition pure. L’intuition pure est à distinguer de l’intuition empirique, qui est le contenu donné par la sensation, le divers empirique éparpillé, la matière. Dans le phénomène, nous avons le contenu empirique, le divers éparpillé, saisi, coulé dans la forme pure, apport de notre esprit.
Il faut noter que si l’espace et le temps, qui sont des façons propres de l’esprit de saisir le réel, accueillent le divers empirique, ces formes, intuitions pures, si on les envisage comme vides du contenu empirique (divers empirique) n’en n’ont pas moins un contenu pur (divers pur) : il s’agit des points de l’espace et des moment du temps. L’exemple est que le mathématicien construit ses objets dans l’intuition pure
IV) L’analytique transcendantale
Dans l’esthétique Kant avait isolé la sensibilité pour en faire l’analyse. Mais pour qu’il y ait connaissance, il faut outre les données de la sensibilité, d’autres facultés de l’esprit, facultés actives qui auront pour fonction de relier les données éparses de la sensibilité. La sensibilité est passive ; par elle un objet nous est donné dans l’intuition, par l’entendement, il est pensé selon des concepts.
L’entendement est en effet une des facultés actives de notre esprit, c’est à dire la capacité que nous avons d’opérer des liaisons spécifiques sur le donné fourni par la sensibilité.
( On constate que la sensibilité ne nous fournit qu’une poussière de sensations sans lien réel ; pour que le divers spatio-temporel soit constitué en objets ayant unité et relations entre eux il faut l’intervention de la faculté active de l’entendement).
La fonction de l’entendement est de penser les objets donnés par la sensibilité ; or penser pour Kant, c’est relier des représentations d’une certaine manière. Kant analyse la structure de l’entendement et va établir par une démarche relativement complexe qu’il est un pouvoir actif de liaison du divers de la sensibilité, mais que ce pouvoir se manifeste de façon diverse selon différentes catégories. (Exemples de catégories : la totalité, la causalité). Notre entendement est constitué de douze catégories dont Kant fait la théorie donc chaque sujet théorique possède la même structure. On entendra par catégorie un pouvoir spécifique de synthèse du divers.
Pour qu’il y ait une connaissance effective, il faut donc d’une part l’apport du divers spatio-temporel de la sensibilité, mais aussi de manière indispensable, l’activité de liaison de l’entendement qui travaille sur ce matériau qu’est ce divers de la sensibilité et sans lequel il ne serait qu’un pouvoir vide de liaison. La connaissance humaine implique donc l’unité du divers reçu et du pouvoir de liaison de l’entendement. Ces deux fonctions sont aussi indispensables l’une que l’autre dans la connaissance.
On dira seulement et rapidement ce qu’est une catégorie selon Kant. Il faut penser le pouvoir de l’entendement, selon Kant comme étant une fonction dynamique, comme un pouvoir de liaison. Par exemple la catégorie de cause ou de causalité c’est le pouvoir de lier des éléments divers A, B de telle sorte que A et B produisent C. la catégorie de la totalité c’est le pouvoir qui me permet de relier A et B pour constituer C.
Donc l’entendement, c’est le pouvoir de lier de penser la diversité donnée dans l’espace et le temps en opérant à l’intérieur de cette diversité des liaisons qui constituent l’objet. Remarquons que les liaisons s’expriment en des modalités différentes en fonction de chaque catégorie, mais que tous sujets transcendantaux possèdent. la pensée est de fait puissance de synthétiser le divers, elle est l’acte de synthèse du divers opérée par une fonction en nous que Kant appelle le je transcendantal. Le Je est puissance d’unification du divers , puissance qui se spécifie selon les douze catégories, les douze mode de liaison du divers. Le Je est donc l’entendement lui-même dans son unité fondamentale. Les douze catégories constituent un système unitaire.
Pour donner encore un exemple, selon Kant, la perception d’une ligne n’est pas la perception passive des points de la ligne. Pour percevoir, il faut unir par un acte synthétique de l’entendement la diversité de l’intuition spatiale. Kant nous fait rechercher sous le résultat inerte des objets connus les fonctions actives de la médiation desquelles nous les connaissons. La synthèse unitaire qu’implique la connaissance est acte de l’esprit. Il y a en nous une fonction unificatrice, celle du je transcendantal, qui relie diversement selon les catégorie le divers donné par la sensibilité. Cette fonction qui n’est qu’un acte d’unification, et que Kant nomme le Je transcendantale, ne s’apparente pas au sujet empirique. En effet le moi empirique est pour Kant uniquement la succession des états internes qui me sont donnés dans le temps, c’est ma personne concrète, individuelle. Le je transcendantal en revanche est plutôt une sorte de fonction universelle qui agit en chaque sujet théorique, qui opère la synthèse du divers.
Le contenu de l’esthétique et de l ’analytique permet de comprendre comment les jugements synthétiques a priori sont possibles. Le X qui me permet la synthèse a priori, n’est autre que les structures a priori du sujet. C’est parce que je possède la forme a priori qu’est l’espace par exemple que je peux produire le jugement synthétique a priori : la ligne droite est le plus court chemin entre deux points ; c’est en construisant point par point la ligne dans l’intuition (espace). Ainsi Kant a une conception constructiviste des mathématiques. Ces derniers ne sont pas de l’intelligible pur ; elles construisent leurs objets ; ainsi, deux lignes parallèles enfermant un espace ne sont pas une figure possible, en vertu de la nature de l’espace comme figure, forme a priori en moi.
De même en physique, c’est le sujet transcendantal qui opère une synthèse du divers selon les différentes catégories et qui impose sa législation aux phénomènes. Il prescrit par exemple a priori que tout événement phénoménal a une cause (catégorie de causalité) qui le produit.
On peut faire un rapide bilan. Puisque tous les sujets ont la même structure, une connaissance vraie, universelle est possible. Puisque le réel est saisi à travers les formes pures de la sensibilité, on ne pourra jamais saisir le réel en soi mais le phénomène. La science peut bien étendre aussi loin que possible la connaissance, cette dernière ne portera jamais sur le réel en soi qui demeure inconnu. Autrement dit il est l’inconnu qui m’affecte. Il ne faut cependant pas « dualiser ». Il n’y a pas d’une part la chose en soi, inconnaissable, comme un terme isolé et d’autre part le phénomène. Le phénomène et la chose en soi sont la même réalité, mais en saisissant le réel à travers ses structures, le sujet le manque tel qu’il est en soi. C’est le drame kantien :
- Kant sépare très nettement la sensibilité et l’entendement. Il y a en ce sens une originalité irréductible des données sensibles, quelque chose de direct et d’immédiat qui ne peut-être qu’éprouvé et non pensée. La pensée c’est le travail de liaison de l’entendement qui vient lier ce divers éparpillé des données sensibles.
- Il n’est d’intuition que sensible. Kant refuse l’idée d’une intuition intellectuelle selon laquelle l’esprit se donnerait à lui-même l’objet intelligible. L’intuition humaine suppose qu’un objet est donné d’autant plus qu’il affecte notre esprit. La sensibilité est précisément cette faculté qu’à notre esprit d’être affecté par des objets.
- L’entendement n’est pas un pouvoir d’intuition , il ne peut que penser les objets fournis par la sensibilité, il est faculté active qui a le pouvoir de produire ces représentations que sont les catégories.
Ainsi la connaissance vraie et universelle ne porte que sur les phénomènes et non sur le réel en soi. Avec Kant, il y a une fin de ce que l’on nomme la métaphysique dogmatique, de type platonicienne ou cartésienne. La raison ne peut prétendre accéder à la réalité telle qu’elle est en soi. Il n’y a plus de connaissance absolue et toute connaissance est relative au sujet, à ses structures. Cependant puisque ces structures sont universelles, paradoxalement on peut dégager l’idée kantienne : l’objectivité des connaissances se fonde sur la subjectivité transcendantale.
On peut noter la différence avec Platon. Le platonisme exprime le sensible comme un moindre être. Les sens nous orientaient vers la non réalité. L’être vrai, absolu était l’idée connaissable, en dehors de toute spatio-temporalité. Autrement dit l’objet connu n’avait rien de sensible, il était une forme intelligible (eidos). Selon Kant, par nos catégories, qui sont des structures a priori, c’est à dire ne venant pas de l’expérience, nous affirmons donc a priori quelque chose, mais ces affirmations ne valent que rapportées aux phénomènes spatio-temporels. Ainsi nous savons a priori que les phénomènes spatio-temporels obéissent à la causalité, mais nous n’avons pas le droit d’énoncer que Dieu est cause du monde. Conception d’autant plus valide que je ne peux faire correspondre aucune intuition sensible à Dieu.
Ainsi la Critique de la Raison Pure implique la négation de toute métaphysique dite dogmatique, ou constituée comme tel, affirmant que nous serions doués d’une faculté, c’est à dire la raison permettant de connaître les choses en soi (l’idée par exemple).
Cette thèse est l’axe de la dernière partie de son ouvrage : l’attaque de la métaphysique dogmatique.
V/ La Dialectique transcendantale
La dialectique transcendantale est le troisième moment de la Critique de la Raison Pure. L’Esthétique étudiait la sensibilité, l’Analytique l’entendement. La Dialectique s’intéresse à ce que Kant appelle très exactement la Raison (dans son usage théorique) et qui peut être distingué de l’entendement au sens strict. Kant pense que la Raison est victime d’une illusion naturelle qu’étudie précisément la dialectique transcendantale. Cette illusion est ce que Kant nomme l’apparence transcendantale. On ne peut qu’esquisser l’essentiel de cette énorme moment de la Critique de la Raison Pure. Il s’agit en fait de la critique de toute la métaphysique dogmatique.
Kant va montrer que la Raison produit des concepts particuliers, qu’il nomme Idées. Il s’agit d’une reprise de l’idée (eidos) au sens de Platon mais en adoptant des positions très différentes. L’idée pour Platon existe de manière transcendante. Cependant pour Kant , l’idée est une production de la Raison, au même titre que la catégorie est une production de notre entendement. Le but de la Raison, sa tendance est de viser à la totalité absolue, à l’unité absolue, c’est l’achèvement complet des connaissances. Certes l’entendement opère bien déjà des liaisons du divers selon les catégories, mais la raison ne se satisfait pas de ces synthèses partielles, elle veut une unité systématique des connaissances de l’entendement lui-même. La Raison dit Kant veut, aspire à l’inconditionné. (c’est à dire la condition dernière de toutes les conditions : par exemple une Cause suprême qui n’aurait pas elle-même de cause).
l’idée produite par la Raison est un concept auquel ne peut correspondre aucun objet dans l’intuition. Par exemple : Dieu. Il serait abusif, cependant, de considérer l’idée trop statiquement. En effet, au même titre que chaque catégorie de l’entendement est un pouvoir de l’entendement, un pouvoir actif de liaison, l’Idée est aussi une production de la Raison. L’idée est une activité un dynamisme, une liaison. Ainsi Dieu (l’Idée) consiste pour la Raison à penser (activité) un être qui serait le fondement de tout ce qui est. Kant par un processus complexe démontre qu’il y a trois Idées essentielles que produit la Raison : l’âme ou le moi, le monde, Dieu. Dans les trois cas on a des concepts auxquels on ne peut faire correspondre aucun objet dans l’intuition. Les Idées prétendent à tort représenter des réalités qui existeraient indépendamment de nous. Ces trois Idées donnent lieu à des raisonnements métaphysiques. Ces raisonnements sont effectués par les métaphysiciens dans l’histoire comme : Descartes, Malebranche, Spinoza, Wolf, ou encore Leibniz. Le projet de Kant est de montrer la vanité et le caractère illégitime de ces démonstrations. Elles ne sont en fait que des sophismes qui ne peuvent engendrer aucun savoir valable, bien qu’ils soient valident. Autrement dit la métaphysique dogmatique est détruite par la dialectique transcendantale. Ces raisonnements sont des paralogismes de la raison pure quand ils concernent l’âme. Il s’agit des antinomies de la raison pure lorsqu’ils concernent le monde pris comme un tout en soi. L’idéal de la raison pure quand ils concernent Dieu.
1/ En ce qui concerne les paralogismes
Kant démontre que nous n’avons pas le droit, la légitimité de produire une connaissance sur l’âme ou le moi conçue comme substance qui serait immortelle, simple comme le fait le métaphysicien. En ce sens la question de la substantialisation du moi dans la philosophie cartésienne est donc dépassé.
Kant montre que l’on n’a jamais accès au Je transcendantal (cf. Analytique) qui n’est que la condition de la pensée, une fonction logique en moi, une fonction qui ne fait qu’assurer la synthèse du divers par les catégories et nous n’avons pas le droit de transformer en réalité en soi cette fonction, d’en faire une âme sur laquelle nous produisons des raisonnements. L’âme est simple éternelle etc…
2/ Dans les antinomies,
Kant montre qu’un discours métaphysique sur le monde pris comme une réalité en soi, un tout est, l’objet de raisonnements contradictoires et que dans l’histoire les métaphysiciens ont produit, les uns des thèses, les autres des antithèses.
Par exemple les uns pensent et démontrent que le monde à un commencement dans le temps et l’espace les autres démontrent aussi bien que le monde n’a pas de commencement. L’erreur vient de ce que l’on pense le monde comme réalité en soi finie ou infinie, alors que nous ne pouvons produire de discours ayant un sens que sur le monde des phénomènes dont le champ est indéfini.
3/ Enfin dans l’idéal,
Kant va réfuter la métaphysique dogmatique et sa prétention à produire des discours portant sur Dieu. Il fait la critique des tentatives de prouver l’existence de Dieu en ramenant les preuves à trois types et en montrant leur insuffisance.
La thèse générale, repose sur le fait que comme aucun objet ne peut correspondre dans l’intuition aux Idées, tous les raisonnements qui les concernent sont illégitimes. Ils dépassent le champ de le spatio-temporalité. Aussi le métaphysicien est celui qui quittant la sphère du spatio-temporel oublie la nécessité de respecter les conditions de la connaissance : c’est à dire les catégories synthétisant un divers intuitif. Se demander si Dieu est cause du monde c’est faire un usage illégitime de la catégorie de la causalité en dépassant les conditions de l’expérience, de la spatio-temporalité, où elle a seulement un usage légitime.
Donc, sur les objets suprasensibles (l’âme, Dieu…) nous ne pouvons produire qu’un discours non scientifique, non vrai. La métaphysique dogmatique est ainsi détruite par Kant.
Avec la raison dans son usage spéculatif ou théorique, on ne peut connaître les objets de la métaphysique. Mais on peut cependant les penser. Connaître est une connaissance au sens de la légitimité de l’entendement et penser comme connaissance illégitime de la raison, bien que Kant ne respecte pas toujours les distinctions entre ces deux définitions. Nous avons le droit de penser Dieu par exemple, mais comme simple idée je n’ai pas le droit de prétendre détenir une connaissance.
On peut supposer un paradoxe. Pourquoi notre raison produit-elle ces illusions (apparences transcendantales que la méthode critique veut dénoncer) alors que Kant nous dit par ailleurs que toutes nos facultés ont une bonne nature. (Aussi notre Raison et nos Idées doivent nous renvoyer à un usage positif ). Tout d’abord, il faut convenir que les idées nous orientent vers la réalité en soi, nous ouvre vers une autre objectivité que celle établie par l’entendement.
Par exemple, puisqu’au niveau de l’analytique, nous établissons que tous les phénomènes sont soumis a priori à des relations de causalité, cela signifie qu’il règne au niveau phénoménal un déterminisme absolu, même en ce qui concerne l’homme. La liberté est impossible au niveau phénomènes, mais nous pouvons nous penser libre dans l’en soi sans pouvoir le démontrer théoriquement. Il n’est pas contradictoire de le penser, de même que l’on pourra penser Dieu, mais pas le connaître. Remarquons que par la médiation de la réflexion morale, c’est à dire par une autre voie, Kant retrouvera ces objets de la métaphysique que sont Dieu, la liberté et l’immortalité de l’âme.
D’autre part, même au niveau de la connaissance légitime, il y a un bon usage des idées. Elles ont ce que Kant nomme une valeur régulatrice pour la connaissance. En effet, elles jouent le rôle de stimulants, elles nous incitent à constituer notre connaissance en unité synthétique à titre d’horizon, de tâche. C’est ce que Kant nomme leur fonction régulatrice. Les idées nous invitent à systématiser au maximum nos connaissances, elles sont pour l’esprit l’obligation de dépasser toujours ce qu’il sait. Il s’agit donc d’un vouloir plus. C’est au contraire quand la raison bâtit un système dogmatique comme celle des métaphysiciens, qu’elle oublie sa vraie puissance, qui est de stimulation. Autrement dit elle devient raison paresseuse qui s’endort dans ce qu’elle croit être la possession de l’Absolu. L’Absolu pour Kant ne doit pas être recherché comme un être, mais comme une exigence, une tâche de la pensée par rapport à elle-même.
L’idée, c’est le comme si . Pour ne citer qu’un exemple, nous nous pouvons penser un univers total, ce qui nous permet de donner à nos connaissances une cohésion systématique de les faire tendre à cette cohésion. Mais nous n’avons pas le droit de poser la connaissance d’un univers total, comme objet en soi. Nous n’avons pas le droit de faire comme si l’univers était un. L’idée n’est qu’une maxime de recherche de la poursuite indéfinie de l’unité complète de la connaissance.
Kant appelle immanent ou régulateur, l’usage des idées. Il y a légitimité. Mais en revanche quand il arrive à la raison de prétendre s’appliquer directement à des objets et de vouloir légiférer dans le domaine de la connaissance (usage transcendant ou constitutif) , la raison prétend alors connaître elle même quelque chose de déterminé et sombre dans l’extravagance de la métaphysique qui quitte l’expérience.
VI/ Bilan de cette théorie de la connaissance
La théorie de Kant est tout à fait révolutionnaire dans l’histoire de la philosophie. Kant est le penseur d’une raison finie et non plus divinisée. Croire comme certains métaphysiciens (Platon, Descartes, Hegel) que la raison humaine à le pouvoir de connaître la réalité telle qu’elle est en soi, c’est diviniser le sujet de la connaissance. Ainsi Descartes estime que si les idées de mon esprit peuvent adéquatement dévoiler l’ordre des choses, parce que Dieu assure cette adéquation. Kant est le penseur qui a compris que cette explication est verbale. Ma raison ne peut accéder à l’objet intelligible (en délaissant le sensible). L’homme est condamné a accueillir le donné (réalité en soi) qui l’affecte et qu’il ne produit pas, à travers les formes pures de la sensibilité.
Le réel m’apparaît dans ces formes et toute connaissance scientifique implique aussi – on le sait – l’activité de mon entendement et de ses catégories. Ces dernières opèrent la liaison du divers sensible. L’intelligibilité pour Kant se produit et ne se constate pas. De loin le mécanisme est identique à la philosophie de Platon, dans laquelle l’Idée existe, et est l’objet intelligible que la raison humaine aurait le pouvoir d’atteindre au-delà du spatiotemporel.
a) Toute connaissance authentique implique la mise en jeu des deux facultés hétérogènes, sensibilité et entendement. Kant dit que l’intuition à elle seule est aveugle : il lui faut un l’éclairage des catégories, mais qu’en revanche les catégories ne sont que des pouvoirs vides de liaison, il leur faut l’apport de cette matière de la sensibilité. Dans le même mouvement, l’intuition est éclairée et la catégorie trouve son remplissement. Le sensible s’intelligibilise et l’intelligible se sensibilise.
b) Autrement dit le sujet kantien est le lieu d’une scission entre une passivité (la sensibilité) et une activité (l’activité de l’entendement).
c) Vérité et signification ne viennent plus d’une quelconque transcendance, mais de l’existence humaine, du sujet théorique humain. Attention cependant, de ne pas faire de contresens. Ce n’est pas le sujet empirique individuel variable, qui est la source de sens mais un sujet transcendantal dont les structures de connaissances sont identiques. Aussi une connaissance universelle est possible. On ne sombre pas dans un subjectivisme où chaque sujet produirait des perspectives différentes. Les lois de la connaissance sont universelles.
d) Le kantisme permet de fonder les sciences – de son temps – il réfute donc tout scepticisme et affirme contre lui la validité rationnelle universelle des sciences. Cependant on démontrant que la connaissance scientifique ne porte que sur les phénomènes et non sur la réalité en soi, il réfute le dogmatisme de la métaphysique qui prétendait atteindre l’être en soi) D’autre part, s’il fonde la science, il interdit le scientisme lequel prétend que la connaissance scientifique épuiserait la totalité de l’être. La science ne peut prétendre qu’à la connaissance des phénomènes, et rien de plus. Tous les instruments d’exploration du réel (microcosme, téléscope, n’y changent rien. La science ne travaille que sur des phénomènes indéfiniment. La science est donc respectée, mais non pas idolâtrée comme étant le dernier mot sur la réalité en soi.
f) La raison dans son usage théorique n’a pas le droit de prétendre connaître Dieu, l’âme, la liberté, mais on sait qu’elle peut penser ces derniers. Par exemple l’homme en tant que phénomène est totalement déterminé, mais il n’a pas le droit d’affirmer que la liberté est impossible, puisque la causalité ne concerne que le phénomène. La critique ne permet pas aux athées matérialistes de nier dogmatiquement l’existence des objets métaphysiques. La réflexion morale de Kant (IIème critique, Critique de la raison pratique) retrouvera Dieu, l’âme et son immortalité, et que la liberté sera garantie. Cependant, et c’est le sens profond du geste de Kant, ils ne sont et ne seront jamais démontrables. Seul l’usage pratique de la raison nous permettra de les retrouver.