Samedi, j’étais reçu par nos amis de Lille. En particulier, Daniel Weiss a fait une très belle, fine et pertinente présentation de mon livre, ce qui m’a donné des ailes, de sorte que, apparemment, ce que j’ai raconté en réponse à leurs questions les a intéressés au point qu’à la fin les deux Daniel – Destombes et Weiss – voulaient absolument poursuivre. Ils ont proposé de faire quelque chose en lien avec nous à Paris, d’une manière ou d’une autre, sur la question que j’ai déjà abordée avec vous, je crois, la dernière fois, la question du fétichisme masculin : est-ce que les hommes sont tous peu ou prou fétichistes dans leur vie sexuelle ? De sorte que j’ai relu tout à l’heure, encore une fois, l’article de Freud de 1927 , qu’avait traité un peu à la hache notre ami Jean-Pierre Winter lors de notre débat de janvier. C’est un des points qui m’avait frappé alors, et je voulais reprendre à cette occasion la question de l’horreur de la castration. En relisant ce texte – un texte d’une très grande subtilité, il faut le dire — je le trouve à chaque fois d’une plus grande subtilité, avec en même temps quelque chose de massif concernant l’angoisse de castration, qu’il suppose plus qu’il ne la définit. – il se contente de la rapporter à un effet de narcissisme sexuel. D’où l’effet “massue”. Un narcissisme de l’organe lui-même, d’un pénis surinvesti narcissiquement. Est-ce à dire que la “nature” aurait, comme il le suggère, muni cet organe d’une sorte de protection narcissique particulière, d’une suprême valorisation defensive ? C’est un point d’entrée possible de la question, qui mettrait en jeu une différenciation de la souffrance pour le sujet, selon l’organe. Mais cela reste essentiellement un narcissisme secondaire. Ce qui amène en retour la question du narcissisme primaire, lequel modifierait les abords de ladite angoisse de castration.
Deux parutions récentes nous offrent des entrées différentes sur la question du feminin face au masculin. L’une, chez EPEL, est la nouvelle traduction d’un texte de Sacher Masoch, intitulé « La Madone à la fourrure », qui devait être le pendant, la contrepartie de la trop libre « Vénus à la fourrure ». C’est un texte qui a déjà été publié dans une autre traduction, sous le titre du « Conte bleu du bonheur ». A l’inverse de la proposition “masochiste” de la Vénus à la fourrure, c’est un récit sur la possibilité d’un bonheur conjugal que l’auteur caractérise comme une « libération de la femme », sous la rubrique d’une collaboration économique et matérielle entre les deux sexes. D’autre part, c’est la republication de certains textes de Sacher Masoch, qui, à l’inverse, ne vont pas du tout dans le sens de l’apaisement ni du bonheur, avec une presentation fort intéressante de Roger Dadoun sur le problème du masochisme comme defense contre la menace d’un ”éclatement orgastique” (selon le terme de W. Reich dans L’analyse caractérielle).
Enfin, à propos des événements de Lybie, a récemment paru dans “The Ottawa Citizen” (Canada), repris par Libération, un dessin humoristique de Cam représentant Kadhafi, dressé sur un tas de morts, s’écriant : « Hey, look, I’m still standing ! » Un dessin qui m’a évoqué le chapitre de Canetti dans Masse et puissance, intitulé “Le survivant” , analysant le désir chez les tyrans ou les chefs de guerre d’être le “dernier survivant sur un tas de morts”. Désir à l’origine de la puissance que recèle l’exercice du pouvoir. « Le survivant » traduit cette érection ultime, ce mouvement vital dernier qui font que le vivant ne se sent jamais si vivant que devant la mort des autres. “Je suis vivant, c’est l’autre qui est mort!” Dans Totem et Tabou, vous vous souvenez, Freud disait que, dans un geste paradoxal, l’homme primitif, autrement dit chacun de nous, à la fois dénie la mort et s’incline devant sa surpuissance. Là, nous avons affaire à l’autre face de la même question : qu’est-ce qui fonde le pouvoir sur les autres, sinon cet absolu désir d’être le “dernier survivant”, ce désir lui-même donnant la force de tenir bon jusqu’au bout, et finalement engendrant l’impossibilité d’abandonner le pouvoir ? Qu’est-ce qui fait le dictateur ? « L’instant de survivre est instant de puissance, écrit Canetti. L’effroi d’avoir vu la mort se dénoue en satisfaction puisque l’on n’est pas soi-même le mort. Voici celui-ci gisant, mais le survivant debout. C’est comme s’il y avait eu combat et que l’on eût soi-même tué le mort. Survivant, chacun est l’ennemi de l’autre; toute douleur est petite mesurée à ce triomphe élémentaire. Mais il importe que le survivant s’avance seul en présence d’un ou de plusieurs morts. Il se voit, il se sent seul, et, s’agissant de la puissance que lui confère cet instant, il ne faut jamais oublier qu’elle découle de son unicité et d’elle seule. »
Cette survivance érectile n’ouvre pas sur l’angoisse de castration, mais sur quelque chose de l’ordre de la jouissance la plus grande. Une jouissance qui traverse toutes les couches du narcissisme secondaire pour s’enfoncer dans le narcissisme primaire. Il ne s’agit pas seulement d’une jouissance d’organe, mais du sentiment même d’exister. « Tous les désirs humains d’immortalité contiennent quelque chose de l’aspiration à survivre. On ne veut pas seulement être toujours là, on veut être là quand d’autres n’y seront plus. Tout le monde veut finir par être le plus ancien, et le savoir, et quand il ne sera plus là, il faut que son nom le fasse savoir. » C’est là qu’on retrouve une nouvelle fois Sacher Masoch, dont l’œuvre majeure, jamais achevée, s’intitule Le legs de Cain, et s’ouvre par cette question : « Pourquoi faut-il tuer ? Pourquoi faut-il tuer pour vivre ? » Vivre n’est au fond que survivre, et survivre implique tuer.
“Le premier point, c’est que vous autres, pauvres fous, vous vous imaginez que Dieu a fait le monde aussi parfait que possible et qu’il a institué un ordre moral. Fatale erreur! Le monde est défectueux, l’existence est une épreuve, un triste pélerinage, et tout ce qui vit, vit de meurtre et de vol! — Ainsi, selon vous, l’homme n’est qu’une bête féroce? — Sans doute; la plus intelligente, la plus sanguinaire, la plus cruelle des bêtes féroces. Quelle autre est si ingénieuse à opprimer ses semblables? Partout je ne vois que lutte et rivalité, que meurtre, pillage, fourberie, servitude… Toute peine, tout effort n’a d’autre mobile que l’existence : vivre à tout prix! Et transmettre sa misérable vie à d’autres creatures! La seconde vérité, continua gravement le vieillard, c’est que la jouissance n’a rien de réel; qu’est-ce donc, sinon la fin d’un besoin qui nous dévore? Et pourtant chacun court après ce vain mirage, et il ne peut en définitive qu’assurer sa vie. Mais crois-moi, ce n’est pas la privation qui fait notre misère, c’est cette attente éternelle d’un bonheur qui ne vient pas, qui ne peut jamais venir. Et qu’est-ce que ce bonheur qui, toujours à portée de la main et toujours insaisissable, fuit devant nous depuis le berceau jusqu’à la tombe? (…) Le bonheur, n’est-ce pas la paix, qu’en vain nous poursuivons ici-bas ? N’est-ce pas la mort ? La mort qui nous inspire tant d’effroi ?”
L’inspiration de Canetti n’est pas très éloignée de celle de Sacher Masoch : « La forme la plus basse de survie consiste à tuer. De même qu’on a tué la bête dont on se nourrit, et la voilà gisant sans défense prête à être coupée en morceaux et partagée, proie que l’on mange avec les siens, de même on veut tuer l’homme qui vous barre le chemin, vous contrarie, se dresse devant vous en ennemi, debout. On veut l’abattre pour sentir que l’on existe encore et lui plus. Il ne faut pas toutefois qu’il disparaisse tout à fait, la présence physique de son cadavre est indispensable à ce sentiment de triomphe. Maintenant, on peut faire de lui ce qu’on veut, et lui ne peut plus rien faire à personne. Il gît, restera à jamais gisant ; plus jamais, il ne se relèvera. On peut lui prendre son arme, couper les parties de son corps et les garder en trophées. Cet instant de sa confrontation avec le tué remplit le survivant d’une sorte singulière de force, à nulle autre comparable. Il n’existe pas d’instant qui plus que celui-ci veuille la répétition. Car le survivant connaît beaucoup de morts. S’il a été à la bataille, il a vu tomber les autres autour de lui. C’est dans l’intention délibérée de s’affirmer devant les ennemis qu’il est allé au combat. Son but avoué était d’en abattre le plus possible, et il ne peut vaincre que s’il réussit. Victoire et survie viennent pour lui à coïncider. Mais les vainqueurs aussi ont à payer le prix. Parmi les morts, il y a beaucoup des leurs. Le champ est couvert d’amis et d’ennemis mêlés, le tas des morts est commun. Il arrive dans les batailles que les morts des deux côtés soient indiscernables. Une seule fosse commune rassemblera alors leurs restes. Ce tas de morts tout autour de lui, le survivant le regarde en heureux, en privilégié. Il vit encore et non plus tant d’autres qui étaient encore avec lui à l’instant, c’est un fait prodigieux. Les morts gisent sans recours, entre eux il se dresse, lui, debout, et c’est comme si la bataille avait été livrée pour qu’il survive. De lui, il a détourné la mort sur les autres. Non qu’il ait évité le danger. Au milieu de ses amis ; il s’est offert à la mort. Eux sont tombés. Lui, debout, s’enorgueillit. — Hey look, I’m still standing.— Quiconque a fait la guerre connaît ce sentiment d’élévation au-dessus des morts. Le deuil des camarades peut le recouvrir, mais ceux-ci sont plus nombreux, tandis que le nombre de morts ne fait qu’augmenter. Le sentiment de force qui vient d’être en vie contrairement à eux est plus fort que toute affliction, c’est un sentiment d’élection, tandis que le destin de tous les autres est manifestement identique. Du simple fait que l’on est encore là, on se sent de quelque façon le meilleur. On a fait ses preuves, puisqu’on vit. On s’est affirmé entre beaucoup, puisque tous ces gisants ne vivent point. Qui réussit à survivre souvent est un héros. Il est plus fort. Il possède davantage de vie, des puissances supérieures lui sont propices. »
Nous reviendrons plus loin sur l’invulnérabilité. C’est très intéressant parce que l’autre face de la question est : pourquoi en certaines circonstances s’acharne-t-on sur les plus faibles ? Qu’est-ce qui fait que les personnes nues et fragiles, comme les nourrissons, les infirmes ou les blessés, font l’objet d’une attaque particulière ? Pourquoi s’acharne-t-on, dans certains cas, sur les plus faibles ? Beaucoup de faits divers le montrent, ainsi qu’un grand nombre de faits historiques.
Il y a donc l’idée que l’enjeu fondamental, c’est la survie, dans une sorte d’unicité narcissique primordiale — un narcissisme si radical allant visiblement plus loin que le simple narcissisme secondaire, vers quelque chose de beaucoup plus profond et archaïque. On pourrait considérer dès lors que la figure paternelle est en elle-même un masque pour cette volonté de survivre à tous, de ce désir d’être l’ultime survivant. La relation père/fils tourne autour de ce désir de survivre. C’est ce que Freud suggère dès L’interprétation des rêves, lorsqu’il affirme que le problème n’est pas la fin de la puissance paternelle, son déclin, mais au contraire la manière dont les pères bourgeois s’accrochent désespérément à ce qu’il en reste. L’hostilité originaire des pères et des fils, masquée, dit Freud, par l’exigence de piété filiale promue par le Décalogue, n’est en fin de compte rien d’autre qu’une lutte pour la survie.
La question est de savoir ce qu’il y a exactement derrière cette lutte pour la survie, dès lors que les pulsions fondamentales se scindent en pulsions de vie et pulsions de mort. Ce qui nous ramène à la question du masochisme… Qu’est-ce qu’il y a par derrière, non seulement du côté de la fonction paternelle, mais du côté du maternel ou du matriciel ? J’ai eu l’occasion de réfléchir à cette question récemment. Un jeune homme dont le père s’est suicidé quand il avait 4 ans, l’abandonnant ainsi à sa mère, a mis de longues années à s’interroger sur les raisons de ce suicide et sur ses conséquences pour sa proper existence. Ce traumatisme a fait durant tout ce temps la matière même de son analyse. Et puis, un beau jour, mystérieusement, un deuxième tour de son analyse a commencé, voire une seconde analyse, au moment où l’on pouvait croire à une fin d’analyse, assurément beaucoup plus brève que la première. Le corps s’est mis à parler, sous la forme de somatisations diverses. Mal partout, sans trouver de cause médicale à accuser véritablement. Une période éprouvante d’hystérisation, si l’on veut. Mais surtout un passage du paternel au maternel. L’abandon fondamental avait changé de nature ou de camp, en quelque sorte : il ne tenait plus à cette trahison paternelle, mais à une défaillance maternelle. Avoir un corps, une pensée de ce corps, et une pensée tout court, supposait non seulement la fonction paternelle revisitée, reconstruite peu à peu dans l’analyse, mais également une plongée dans le maternel ou le matriciel, un rapport aux soins et au corps de la mère, qui, dans une certaine mesure, avait été vécu par le sujet comme de l’abandon pur et simple à sa propre souffrance. C’est cet abandon qui revenait sous la forme de cette souffrance sans cause, d’autant plus envahissante et multiforme. Dès lors la tragique figure paternelle s’écartait comme un masque ou un écran trop longtemps maintenu, pour laisser transparaître un abandon maternel plus fondamental et plus archaïque, lié à l’histoire et à la dépression de cette mère. La résurgence de ces souffrances infantiles a amené l’analyste que j’étais à mimer parfois la voix de la mère, à réinventer à ma manière ce qu’elle aurait pu dire à son bébé souffrant.
Si l’on raboute cette dimension archaïque de l’abandon maternel avec celle plus tardive d’une angoisse de castration devant le sexe maternel et les femmes en général, c’est-à-dire devant la possibilité de la défaillance phallique, on a une clef pour comprendre l’éventuel dénouement de ce moment crucial dans l’hystérie ou dans le fétichisme. La parade phallique à la défaillance se tient alors en quelque sorte sur ses deux jambes, en équilibre dans une croyance à la possibilité d’un salut ou d’une guérison. Que cette possibilité tienne plus de l’amour ou plus de la jouissance, selon les cas, elle permet en principe de se distancier des risques du désir. Mais que cette parade elle-même vienne à défaillir, et c’est l’effondrement. Le trône et l’autel sont en danger, comme dit Freud, rappelons encore une fois cette exclamation, presque un cri. C’est la croyance même en la vie qui s’effondre en même temps que la parade phallique. C’est l’amour comme guérison qui s’avère impossible et trompeur, ou la jouissance qui fait impasse. Vouloir maintenir à toute force la croyance perdue ou en train de s’effondrer, c’est une des modalités subjectives de la volonté de survivre. C’est une des modalités de la lutte contre la force des pulsions de mort.
De quoi le sexe est-il donc l’Ersatz ? Car c’est d’Ersatz qu’il s’agit essentiellement dans Fetichismus. Freud conclut cet article ainsi : “Finalement, on peut le dire, le modèle normal (Normalvorbild) du fétiche est le pénis de l’homme…” Ce qui revient à faire de cet organe, non seulement le prototype du fétiche comme tel, mais le fétiche du fétiche, l’Ersatz de l’Ersatz, et donc quelque chose comme lé fétiche prototypique, l’Ersatz par excellence. En ce sens, le phallus n’est jamais que l’Ersatz de lui-même, dressant le corps et ses organes à la place d’un vide menaçant. Et ce d’autant plus que cette ultime phrase du texte s’achève comme on sait, dans une sorte de decrescendo : “…tout comme celui (le prototype normal) de l’organe de moindre valeur est le petit pénis reel de la femme, le clitoris”. Ainsi, il y a une mesure “réelle” de l’organicité phallique, une valorisation différentielle de l’organe, rapporté à l’aune de sa dimension — et non plus confronté à son manque ou à sa pure absence. On passe ainsi du binaire 1/0 à une échelle de grandeurs variables. Autrement dit à un dégradé comparatif dans l’ordre de la phallicité et de l’Ersatz, jusqu’à son extinction dans l’impuissance — le contraire, disons, d’une invulnérabilité héroïque.
Si finalement le “modèle normal” du fétiche, c’est le pénis, comment les garcons vont-ils se débrouiller avec leur propre sexe et quel ne va pas être leur embarras, dans le maniement de cette chose qui est au mieux l’Ersatz d’un phallus qu’on ne trouve nulle part ? Surtout si on le mesure, non plus à sa stricte dimension d’organe, mais au désir meurtrier qui sous-tend l’envie de survivre aux dépens de tous les autres. Le fétiche alors peut servir d’apotropaïque, au sens que Freud donne à ce terme, en fonction du sexe et de la castration, dans La tête de Méduse. C’est précisément ce que dévoile, sous une forme particulière, le masochisme de Sacher Masoch, qui consiste à reporter toute la puissance meurtrière sur une figure de la femme, laquelle pourrait s’inscrire assez bien dans le cadre dessiné par Canetti entre effroi et fascination, au titre de la souveraineté, dans le sous-chapitre intitulé « Le survivant au pouvoir ».
« La première caractéristique du souverain, l’essentielle, est son droit de vie et de mort. Personne n’a le droit de l’approcher : qui est porteur d’un message pour lui et est obligé de l’aborder sera fouillé pour voir s’il est armé. De lui, on tient systématiquement la mort à distance : c’est à lui qu’il revient de la décréter. Il le peut aussi souvent qu’il le veut. Sa sentence de mort est toujours exécutée. C’est le sceau de sa puissance ; elle n’est absolue qu’aussi longtemps que son droit de décréter la mort n’est pas contesté. Car seul lui est réellement soumis qui se laisse tuer par lui. L’ultime une preuve d’obéissance, celle qui compte, est toujours la même. Ses soldats sont dressés à une sorte de double docilité : on les envoie tuer ses ennemis, et eux-mêmes sont prêts à recevoir la mort pour lui. Mais tous ses autres sujets, qui ne sont pas soldats, savent aussi qu’elle peut les atteindre à tout moment. L’effroi qu’elle répand lui revient ; c’est son droit, et c’est ce droit qui lui vaut la suprême vénération. Poussée à l’extrême, elle devient adoration. Dieu lui-même a décrété une fois pour toute la mort de tous les hommes de maintenant et de tous ceux qui vivront encore. Le moment de l’exécution de cette sentence dépend de son caprice. Il ne vient à l’idée de personne de se révolter, initiative vouée à l’échec. Les souverains terrestres ont toutefois la tâche moins facile que Dieu. Ils ne sont pas là pour l’éternité ; leurs sujets savent que leurs jours aussi sont comptés. »
Cette souveraineté de qui peut donner la mort à son gré et devient de ce fait un objet de vénération, c’est ce que Sacher Masoch attribue à la femme dominatrice, la souveraine dont le caprice peut conduire son amant jusqu’au déduit de la mort. L’horreur du sexe s’attache dès lors, en s’inversant dans la vénération, à cette souveraine toute-puissante qui s’identifie à la souveraineté de la jouissance. D’où l’intérêt de l’interprétation avancée par Roger Dadoun, qui se réfère à la fonction de l’orgasme chez Wilhelm Reich. Ce dernier en effet évoque la crainte de ce qu’il appelle un « éclatement orgastique » ou « orgasmique ». « A partir de la dissection singulièrement affinée d’un cas, écrit Roger Dadoun, corroborée par divers témoignages et observations, Reich déduit que le masochiste ne recherche pas la souffrance pour elle-même et comme vecteur d’un état de plaisir, mais comme un moyen de défense et de repli érotique face à une menace perçue comme intolérable, à savoir la menace d’un “éclatement orgastique“. Prenant le contrepied de l’hypothèse freudienne, c’est bien la pulsion de vie, c’est l’Eros que Reich mobilise, pour relever et montrer le rôle déterminant de ce qu’il nomme la “puissance orgastique“. Dans les conditions “normales“, le sujet, parvenu à l’acmé de la jouissance sexuelle, “éclate” (c’est le verbe qui définit le mieux le pic, le point de culmination de la jouissance, et qui vient “éclater“, fulminer, sur les lèvres d’ardent délire de tout un chacun); il se trouve transporté au-delà de la jouissance d’organe, au-delà de la jouissance du corps, au-delà de la plénitude même de la relation amoureuse, pour vibrer, s’enchanter de la perception intime, intense, poignante, diffuse, obscure, globale, de la vie comme telle. Le principe de base de la pensée reichienne, à savoir que la fonction de l’orgasme est la fonction même de la vie, suggère que l’attitude du masochisme à l’endroit de la sexualité pose, véritablement, un problème de vie, autant individuelle que collective. »
Si l’on confronte cette interprétation aux formules mêmes de Sacher Masoch, notamment dans le Prologue du Legs de Caïn, on voit en effet que cet éclatement orgastique, qui menace l’intégrité organique et psychique du sujet, va non seulement vers le meurtre qui assure la vie et la survie en général, mais vers un vide effrayant qui tient à la nature du sexuel, puisque “la jouissance n’est rien de réel”, tandis que le bonheur qui ne cesse de nous échapper se réduit à la paix du tombeau, à la mort et à son effroi. Cette égalité ultime de la jouissance et de l’effroi consonne avec l’égalité que pose Lacan dans Les noms du père : l’angoisse et l’orgasme ne font qu’un. Ce sont les deux faces d’un même “réel”, que les “noms du père” seraient destinés à “tempérer” (fin du Séminaire sur les Quatre concepts, qui s’est substitué au Séminaire sur les Noms du père). En revanche, dans l’interprétation que Freud donne de la tête de Méduse comme figure la castration et de son horreur, la dimension de la mort et de son effroi est comme escamotée. Comme si l’horreur ne pouvait venir que de l’absence de pénis sur le corps de la mère, et non pas de la confrontation de la jouissance sexuelle à l’effroi de la mort. Or, dans le mythe de Persée, il s’agit bien d’évoquer le processus civilisateur qui remettrait à Athéna les insignes de cette victoire sur l’horreur mortelle de la jouissance. En ce sens, les femmes dominatrices de Sacher Masoch sont des Athénas qui auraient refusé de prendre en charge ce processus. On peut dire en revanche, dans le sens de Reich et de Roger Dadoun, que si la défense masochiste réussit, c’est qu’elle permet de capturer la jouissance dans les rêts du désir, en remettant par contrat (tacite ou explicite) la régulation de la jouissance au désir de la femme, dénommé son “caprice”. Ce désir cadrera donc jusqu’au bout la scène de la jouissance, dans ce que l’avais appelé jadis un “échange fou”.
La puissance du narcissisme primaire affleurant ici se traduit par la volonté de survivre à la jouissance même, à sa traversée meurtrière. L’invulnérabilité s’approche dans une tangence à la mort. Comment en effet la vie peut-elle tenir encore lorsque le corps est près de sa dislocation, dans un mouvement asymptotique qui tend à faire coïncider sa douleur avec l’extase? Si, dans le masochisme, la jouissance masculine s’accroche ou s’append à la souveraineté feminine, c’est bien pour faire apparaître la fragilité de la sexualité masculine face à une jouissance dont l’organe reste l’impuissant porteur, mais dont la femme peut incarner la violence par la cruauté même de son caprice. Au-delà de l’amour, la “suprême indifférence”, qui se révèle dans la cruauté, devient le signe de cet au-delà suprasensible. S’il y a une pratique sexuelle qui contrevient à la formule de Lacan : “La jouissance du corps de l’autre n’est pas le signe de l’amour”, c’est le masochisme, dans la mesure où il étend l’empire de la jouissance jusqu’à l’extase extrême de la douleur, autrement dit jusqu’à ce point où la cruauté du désir renverse la jouissance dans la “souveraine froideur” d’un signifiant mortel de l’amour.
Ce terme de “souveraine froideur” apparaît dans la correspondance de Freud avec Ferenczi pour caractériser sa résistance à la souffrance que lui inflige la maladie. “Le 13 mars de cette année (1921), j’ai fait tout soudainement un pas vers le véritable vieillissement. Depuis, l’idée de la mort ne me quitte plus du tout et parfois j’ai l’impression que sept organes se disputent encore l’honneur de pouvoir mettre un terme à ma vie. (…) Mais je n’ai pas succombé à cette hypocondrie, je la considère avec une souveraine froideur, un peu comme les spéculations d’Au-delà.” Un certain héroïsme se dégage donc de cette posture affichée à l’égard de la douleur, une posture du sujet qui le place en souverain, au-dessus de ce qui le fait souffrir, dans un éloignement de ses propres organes. On se souvient qu’une froideur analogue s’était manifestée chez Freud devant la mort de son prope père, durant toute la maladie qui l’avait précédée. “Par ailleurs l’état du vieux ne me déprime pas. Je lui accorde volontiers ce repos qu’il a bien mérité et que lui-même souhaite.” Avant d’être rectifiée une dizaine d’années plus tard par l’aveu de la 2ème Préfac e à la Traumdeutung. Mais on peut y lire déjà cette separation cruelle entre les organes et les affects, qui assure la “souveraineté” du sujet sur sa propre existence.
Un même type d’héroïsme stoïcien se retrouve, jusqu’à un certain point, dans le masochisme. En effet, si le sujet (l’homme) se retrouve être le maître de la femme dominatrice, du moins par l’effet du contrat qu’il lui fait signer, c’est que par elle il s’élève au-dessus de son sexe et de la jouissance que ce sexe lui impose. L’impuissance totale, qui est le point culminant de la jouissance où il veut se livrer, le délivre du travail qu’implique ordinairement l’obtention du plaisir sexuel. Le contrat masochiste delivre des aléas de la pulsion dans sa quête d’objet. N’oublions pas en effet que la pulsion, dans sa définition princeps, se définit comme mesure d’un travail (“la mesure de l’exigence de travail qu’impose à l’appareil psychique sa liaison au somatique…”). Non sans ironie sans doute, Freud souligne que le fétiche facilite grandement ce travail, voire permet d’en faire l’économie, par sa discrétion et sa simplicité mêmes, tel un passe-partout ouvrant sans effort les portes de la jouissance.:
“Le fétiche n’est pas reconnu par d’autres dans sa signification, donc pas non plus refusé, il est facilement accessible, la satisfaction sexuelle qui lui est liée est commode à obtenir. Ce autour de quoi d’autres hommes doivent tourner pour faire leur cour en se fatiguant, cela ne donne aucune peine au fétichiste”
En quoi consiste donc la “fatigue” à laquelle sont réduits les hommes qui n’ont pas la chance d’avoir un fétiche susceptible de mettre la satisfaction sexuelle tout uniment à leur disposition ? La “fatigue” en question peut aller jusqu’à l’impuissance — aux affres ou à l’intranquillité de l’impuissance. L’impuissance masculine sera dès lors le signe d’une paresse pulsionnelle, le signe d’un renoncement à l’effort. Si l’on admet avec Freud, en l’occurrence, que “l’effroi de la castration à la vue de l’organe génital féminin, n’est épargné vraisemblablement à nul être masculin”, il faudra dès lors admettre tout de go que cette “fatigue” restera définitivement inhérente à la sexualité masculine, au titre de l’effort désormais permanent à faire pour lutter contre cet “effroi de la castration” qui s’est en quelque sorte incrusté, invité “à demeure”, à seule fin d’obtenir, ce nonobstant, une bribe de satisfaction sexuelle. Autrement dit, faire la cour à une femme serait une sorte de “trompe-la-faim” pour déjouer et masquer cet effroi. Retournant la proposition, on pourra donc dire, comme je le propose, qu’il n’y a pas de sexualité masculine sans fétiche, en vertu de la proposition intermédiaire, à savoir que la fabrication du fétiche (cette sorte de sculpture tressée et dressée) est un substitut, un Ersatz, de l’effort que la plupart des hommes doivent faire pour conquérir leur objet sexuel (werben um). Nous arrivons donc à un syllogisme quasi parfait. Sans un recours au fétiche, “l’être masculin” est condamné au travail forcé, à la fatigue d’un combat ad vitam contre la castration ou la menace de castration. De là l’héroïsme caractéristique, si souvent, de la sexualité masculine et de sa vantardise : comme le note Canetti à propos du survivant, s’il devient un héros, c’est qu’il a affronté plus d’une fois le danger. L’impuissant, qui n’affronte pas le danger, a renoncé à l’héroïsme. A l’inverse, le masochiste est celui qui ne craint pas la mort. C’est, avec Don Juan, la figure même du héros sexuel. Tous deux portent ce signe d’élection qui caractérise le héros, d’avoir affronté le nombre et l’extrême.
Telle patiente, évoquant le trauma qu’avait été pour elle la vision, vers 4 ou 5 ans, de « la viande de son grand-père », autrement dit de son sexe, commente en disant : « Est-ce la raison pour laquelle j’ai toujours eu peur de la sexualité masculine et toujours, entre guillemets, choisi des hommes impuissants ? » Les hommes impuissants n’auraient pas la capacité d’ouvrir l’espace féminin ni d’y plonger leur sexe. L’effroi des hommes protégerait les femmes de leur propre crainte. En reculant devant “l’éclatement orgastique”, ils épargneraient aux femmes le risque d’une jouissance non phallique. Ils les renverraient à leur maternité océanique, comme la Gorgone castrée procréant deux êtres pour la guerre, Pégase et Chrysaor, nés de son union incestueuse avec Poséidon. Deux enfants, pour cette patiente, ne cessent de lui faire la guerre, d’un amour persécuteur. Telle autre patiente, après deux enfants et un mari impuissant, voit naître de son sein un cancer. Comme eût dit Giraudoux, la guerre des sexes n’aura pas lieu…
D’une manière ou d’une autre, lorsqu’il s’agit de jouissance sexuelle, on se passe difficilement de l’événement fétiche. C’est l’événement même en fin de compte qui devient le fétiche. Au début de Don Giovanni, l’homme sort de la chambre de Donna Anna. On ne saura jamais ce qui s’y est passé, la nuit couvre le moment. C’est au dehors que le meurtre a lieu, et devant le tombeau du Commandeur que tombe le jugement, qui ouvre les portes de l’Enfer. De même dans Le rouge et le noir, lorsque Julien Sorel parvient à ses fins et passe la nuit avec Madame de Reynal, nous ne savons rien du moment, sinon qu’au lever du jour, Julien “n’a plus rien à désirer”. Le moment même est censuré, mais du même coup fétichisé. Dans l’affaire DSK, nous ne saurons rien de ce qui s’est passé dans la suite 2806 du Sofitel de New York. Dire : “ce qui s’est passé réellement” n’a aucun sens, seule compte en effet la fétichisation de ce moment à tout jamais inaccessible, telle une absolue scène primitive, qui doit demeurer définitivement hors champ, mais autour de laquelle aura été construite une immense scène politico-judiciaire, sexuelle, médiatique et policière, en un feuilleton bien orchestré d’une modalité moderne de sacrifice humain. Jadis, au lendemain de la nuit de noces, il fallait montrer à tous un drap taché de sang. Le sang de la virginité perdue. Ou bien la tête tranchée de la Méduse. Ou bien celle, encore sanglante, de Jochanaan sur le plateau de Salomé pour prix de sa danse…
Dans la nouvelle de Sacher Masoch évoquée plus haut, La Madone à la fourrure, sous-titrée Le conte bleu du bonheur, il s’agit bien d’une revendication d’égalité entre l’homme et la femme, une égalité dans le marriage qui milite en faveur d’une “liberation de la femme”. Néanmoins, à la fin de la nouvelle, dans une partie censurée par les éditions précédentes, Séverin, le héros de la Vénus, réapparaît pour venir saluer le bonheur de son ami. Dans cette scène, la Madone à son tour apparaît en Vénus, vêtue de la fourrure signifiant que la nuit elle redevient l’amante, unissant dans une transsubstanciation mystérieuse les deux côtés de la femme. Là non plus nous ne saurons rien de cette transsubstanciation nocturne, sinon que le bonheur y confronte la jouissance.
Claude Rabant est psychanalyste
Séance du Séminaire – 23 mars 2011