Visage/S

 

Visage/S

pour

Annette Derieppe, Théo Bleckmann et Patrick Rimond

 

 

à qui d’autre qu’à toi…

« Je remonte le drap sur ton corps comme pour mieux voiler ce qui nous a appartenu. Seul son visage dans la profondeur de son sommeil me regarde la regarder ; la nuit déjà, emporte à jamais le secret qui nous a unis.  Je veux retenir son visage, ce visage, toujours autre, celui de cette inconnue  qui s’est manifestée, celle que je ne connaissais pas, elle, qui m’échappe parce qu’elle n’est déjà plus, sauf peut-être le nom d’une probable promesse. Dans ma quête à vouloir capter ses  traits je me souviens de ce qui n’était pas encore, d’une rencontre avec une autre, peut-être même s’est-il agi  de l’autre.

Est-ce  comme si son visage ne se tenait que de cette fugace expression, celle qui m’a été donnée de contempler dans la fulgurance ? Expression que je n’avais jamais aperçue. Avec l’appareil photo de Patrick Rimond j’ai cette première impression, celle de la fixité, de l’immobilité. Me serait-il possible de  figer à jamais ? La vaine tentative d’effacer tout signe, toute expression, allant au-delà d’un visage réduit à des caractéristiques empiriques, atteste la photographie de s’être déjà refermée emportant avec elle l’espoir d’une possible retenue, toujours illusoire. Pourtant, tout n’est pas perdu, dans cette capture abyssale qu’offre le diaphragme comme ouverture fulgurante à la fermeture, il m’est offert cette rencontre inespérée, avec elle, cette figure de l’altérité même, pour peu que fermeture ne rime pas avec rupture.

Patrick Rimond ne photographie pas les visages, il tente de s’approcher, de toucher la nudité essentielle, seule capable de faire visage. Peut-être, est-ce ce que toucher veut dire, – il n’est jamais contact, toujours rencontre «a-venir» -, plus justement ce que je veux garder précieusement, l’essence même d’un toucher et du bouleversement qui – au-delà de mes sens, m’aura changé à jamais, que toucher n’aura été qu’êtreautoucher.  Dès lors, dégagé de tout signe, de toute expression particulière, son visage se donne parce qu’il n’est pas, ou jamais, affaire de couleur de cheveux, d’yeux, mais la simple promesse.

Le visage ne m’est jamais donné, certainement parce que la nudité absolue n’est qu’une promesse, celle d’un devenir qui fait avenir. Elle, femme ou promesse, convoque toute la force de mon désir dans un face-à-face où s’esquisse la fragilité pure. Les encres d’Anette Derieppe  tentent de retenir l’approche de cet autre, inconnue et mystérieuse. Son  trait dépose ce qui fait visage, sa force donne l’imperceptible limite entre la puissance et la fragilité, comme pour dire ce qui est visage de ce qui ne l’est pas ou ne l’est déjà plus.

Anette Derieppe me pose alors cette question, du seuil en deçà duquel il n’y a pas de visage. Visage minimal, il faut si peu, et toujours autre chose pour faire ce tout, un trait, une ligne, une réalité qui partage, réordonne, donne à la matière un agencement et fait naître mon regard à l’invention cosmologique de l’autre. Je devine au travers des sculptures en cartons que cette fabrique du visage n’est pas une bouche, des yeux mais ce qui pourrait faire que ces yeux deviennent regardants, cette bouche parlante, qu’ils s’adressent à moi, au-delà de tout élément physique.

Tel un funambule métaphysique, je tente de me tenir en équilibre sur ces lignes de fuites minérales et végétales qui se concentrent dans ce point ultime où la distinction entre l’apparaître et l’être se trouve abolie. Je suis vu par cet œil-point que je crois être naïvement l’organe d’un voir, là où il ne s’agit que du lieu focal de toutes les tensions.  Je sais alors que son visage n’aura jamais été que ce qui s’expose en ne finissant pas de ne pas de se retirer de sa propre exposition. Il n’y a de visage que de trace, celle qui consacre le retrait, le creux, comme seul reste hors de toute temporalité.

Lieu vide. Paradoxalement Théo Bleckmann en affirme la présence. Libre rien est le lieu de mon regard de ce que j’ai regardé sans savoir que je regardais, pas plus que je n’avais de savoir préalable. Ce peut-être pourquoi, dès lors que je cesse de voir pour regarder, les juxtapositions deviennent des constructions, elles s’assimilent à mon regard et m’offrent la possibilité de me savoir regardant.  Je plonge dans les interstices de ces collages comme pour mieux m’y glisser, afin de demeurer dans les plissements infinis de son regard.

J’y découvre qu’il n’y a pas de profondeur sauf à être la surface elle-même.  La multiplicité des textures dans les collages de Théo Bleckmann me donne à toucher la chair. Tout sauf une peau, un au-delà de cette dernière,  un infini fragmenté dont les variations laissent à la surface se réfléchir toute la profondeur mystérieuse de l’autre. Elle a toujours déjà été là comme seule réalité d’un accueil.

J’apprends alors que ce que je veux retenir n’est pas ce qu’il m’a été donné de voir, mais qu’il y a eu rencontre, rencontre avec cette autre femme mystérieuse, inconnue qui m’adresse de son regard que je suis enfin regardant. Devenue évanescente, comme si cela n’était que la condition nécessaire pour que son visage, le visage de cet Autre, se confonde avec mon visage, je désire qu’elle me dise encore que je suis regardant et donc peut-être vivant. J’ai été aimé. Elle s’était abandonnée.

Autrement dit, elle avait livré son visage, fait la promesse que je pouvais être accueilli, que les retrouvailles d’un autre à un Autre étaient non seulement possibles mais aussi, le seul chemin de mon visage au Visage. Présence, puissance et inaccessible mon visage est toujours  la promesse d’une possible rencontre : celle du regard de l’autre me regardant. Le sens de la transcendance d’une telle révélation à moi-même, de mon propre visage lève un peu du voile de ce qu’exister veut dire, parce qu’il se soutient de la différence absolue qui s’éprouve dans l’art comme indice de l’amour.

N’est-ce pas alors dans cette fuite inexorable, cette quête nécessaire et illusoire de l’inaccessible, qu’il m’aura été donné de découvrir la toute puissance de la vie ? Si tel était le cas, cela ne serait-il pas alors la marque infime, celle des sillons faite par les œuvres dans les âmes, que l’énigme de la vie vaut la peine, dans ces rares moments, d’être vécue ?»

 

 

Frédéric BIETH

Galerie Dufay Bonnet Paris


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